Une société normale

La plupart des opposants au projet de loi 96 « sur la langue officielle et commune du Québec, le français », que ce soit Marlene Jennings, du Quebec Community Groups Network (QCGN), ou la cheffe libérale, Dominique Anglade, reconnaissent l’importance d’assurer la vitalité de la langue française au Québec.

Dans son mémoire présenté lors des consultations publiques sur le projet de loi 96, le QCGN réitère presque mot pour mot l’objectif de la loi 101 lors de son adoption, en 1977 : assurer que le français, dont il faut se soucier de la vitalité et de l’influence, soit la langue du gouvernement et des lois, ainsi que la langue normale « au travail, en éducation, dans les communications, le commerce et les affaires ». Mais quand il est question de prendre des mesures concrètes pour y arriver, le QCGN se rebiffe. Il ne se contentera de rien d’autre que le statu quo : l’État québécois communique en français ou en anglais au choix de la personne à qui le service est fourni. Il dénonce la distinction qu’introduit le gouvernement caquiste entre la minorité historique formée d’ayants droit qui ont reçu ou qui ont le droit de recevoir leur éducation en anglais au Québec, et les autres, notamment les immigrants, avec qui l’État ne communiquera qu’en français.

Le QCGN, ainsi que d’autres opposants, a cherché des poux au projet de loi 96, qui en recèle certainement. Mais, en réalité, c’est à son économie même, à un de ses objectifs fondamentaux, qu’il s’oppose, celui de transformer un gouvernement qui pratique le bilinguisme institutionnel en un gouvernement qui fonctionne en français sauf en cas d’exceptions prévues à la loi. Cet objectif n’est pas différent de celui de la loi 101, telle que conçue par Camille Laurin et Guy Rocher, objectif jamais véritablement atteint, il faut dire, et dont on s’éloigne.

Commençons par rappeler ce que le projet de loi ne change pas, malgré les épouvantails qu’on a brandis. C’est le cas des services de santé, où les patients continueront à pouvoir être soignés en anglais ou même si possible dans des langues tierces. Qui plus est, la Loi sur les services de santé et les services sociaux, qui affirme le droit pour toute personne de langue anglaise de recevoir les services en anglais, continue de s’appliquer intégralement. À la demande des députés libéraux, un amendement qui ajoute les bretelles à la ceinture fut même adopté.

On a aussi relevé le fait que les employés de l’État ne pourront pas communiquer avec les immigrants dans une autre langue que le français après une période de six mois suivant leur arrivée. Là, le gouvernement s’est tiré dans le pied. Fixée arbitrairement, cette période est perçue comme le délai que le gouvernement donne à un nouvel arrivant pour apprendre le français, ce qui, dans bien des cas, est trop court. Dans le milieu de l’éducation, on s’inquiète pour ces parents venus d’ailleurs qui ne comprennent pas le français et qui ne seront pas en mesure d’obtenir l’information pertinente que les enseignants ou des professionnels en aide pédagogique voudraient leur transmettre sur leur enfant.

Il est maintenant trop tard pour apporter des amendements au projet de loi avant son adoption, prévue pour la semaine prochaine. Or, les torts peuvent être évités et le bon sens prévaloir. Le cadre législatif doit être complété par des politiques et des directives, notamment pour préciser les cas où une autre langue peut être utilisée lorsque « les principes de justice naturelle l’exigent ». En outre, et c’est peut-être le plus important, le ministre détient le pouvoir de procéder par règlement.

Les cégeps anglais accueilleront le même nombre d’étudiants qu’avant. La polémique soulevée par l’ajout de cours de français ne fait que souligner que plusieurs étudiants ont une piètre connaissance de la langue supposément commune. Mélangeant les dossiers, le gouvernement caquiste s’est toutefois montré mesquin — on comprend les gains bassement politiques qu’il poursuivait — en annulant l’agrandissement de Dawson. Cet agrandissement, tout comme ceux de cégeps français à Montréal, répond aux normes minimales du ministère, qui l’a autorisé.

Il n’en demeure pas moins que les opposants ont bien souvent versé dans les procès d’intention. Le gouvernement caquiste a toutes les cartes en main pour éviter les aberrations. Le projet de loi 96 est nécessaire, bien que son caractère parfois tatillon puisse rebuter. On aurait envie de dire comme René Lévesque, qui, dans une assemblée du Parti québécois après l’adoption du Bill 63, de triste mémoire, lançait ce cri du cœur : « Je suis écœuré de parler de langue. Dans une société normale, elle se parle toute seule, la langue. » Cinquante ans plus tard, le Québec n’est toujours pas une société normale et demeure une nation qui craint la dissolution.

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