Conflit de valeurs

Le rachat de Twitter par Elon Musk est annonciateur d’une collision frontale entre les valeurs libertariennes qui ont façonné Internet depuis sa naissance et les valeurs démocratiques mises à mal par le laisser-faire. C’est une occasion unique de recadrer le concept élastique de « neutralité du Net » pour que les environnements numériques retrouvent un juste point d’équilibre entre la liberté d’expression et la sauvegarde de la dignité humaine.

Notre chroniqueur Pierre Trudel relatait en février, dans son texte intitulé « Le coût élevé de l’Internet libertarien », les dérives occasionnées par la décision malavisée des États démocratiques de limiter la régulation d’Internet. Au nom de l’innovation, de la libre circulation des idées, de l’accessibilité pour les consommateurs, les plateformes numériques ont pu décider par elles-mêmes des règles régissant leurs activités.

Les cofondateurs de Twitter, Biz Stone et Jack Dorsey, caressaient l’ambition de faire du réseau social l’agora démocratique par excellence à coup de 140 caractères à la fois, un outil d’émancipation et de conversation publique libre de carcans et de frontières. Il y a encore sur Twitter des gazouillis représentatifs de ces idéaux. Mais ils cohabitent avec un désespérant foutoir de haine, d’intimidation et d’infox. Les fondateurs ont graduellement compris que leur agora perdrait de sa superbe sans une vigilance accrue sur la modération des contenus. Ces dernières années, Twitter a cherché, non sans peine, à purifier la plateforme de ses croassements les plus vulgaires.

Au contraire, Elon Musk carbure à l’éthique libertarienne. Absolutiste dans sa définition de la liberté d’expression, il a souvent critiqué les politiques de modération de Twitter visant à assainir la qualité du débat. À titre personnel, il a revêtu à maintes reprises les habits de gueux du troll, en diabolisant ceux qui ne pensent pas comme lui.

Le milliardaire fantasque promet d’accroître l’espace de liberté sur Twitter, au grand plaisir des républicains vendus au trumpisme, qui vivent désormais dans une réalité alternative. Dans un même élan, il a aussi avancé deux propositions, fort souhaitables, pour améliorer la transparence des algorithmes et authentifier les utilisateurs humains. Nous faisons toujours face au même problème. Un seul homme peut-il dicter les limites (ou plutôt l’absence de limites) à la liberté d’expression sur un réseau social ?

Le rachat de Twitter par Musk offre aux gouvernements élus une occasion de revisiter le concept de « neutralité du Net » et de forcer les géants du commerce numérique à plus de responsabilité en ce qui a trait aux contenus qu’ils mettent en ligne. L’Union européenne vient tout juste de s’engager sur cette voie avec son règlement sur les marchés numériques.

Ni médias ni compagnies de technologie, ces plateformes nécessitent un encadrement distinct, en vertu duquel la circulation des idées et la pensée critique seront toujours encouragées, mais dans les limites qui s’appliquent à tous les citoyens et entreprises. Dans les sociétés démocratiques, il n’y a pas de place pour la haine ni la détestation de l’autre.

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