L’éternel combat du communautaire

Elles s’appellent Annie, Nathalie, Jessica, Noémie et Lou-Ann. Sur la partition de leur vie, il y a eu des notes discordantes : des épisodes de violence conjugale, d’itinérance, de lutte contre des dépendances, des batailles pour la garde des enfants aussi. Après avoir souvent eu l’impression de mener un combat parallèle « contre le système », elles ont enfin trouvé sécurité, stabilité et sérénité pour se reconstruire à la Maison de Sophia, un organisme communautaire des Laurentides offrant un hébergement temporaire aux femmes en difficulté.

Les reportages de notre journaliste Jessica Nadeau sur cette maison d’hébergement et le péril financier dans lequel elle se trouve sont remuants. L’organisme fondé en 2008 offre un logis à des femmes en difficulté, mais elles y trouvent bien plus qu’un toit : grâce au soutien et à l’encadrement que les neuf femmes actuellement hébergées y reçoivent, elles retrouvent un pan de dignité, assez de confiance et d’assurance pour repartir à zéro, la stabilité nécessaire pour recevoir leurs enfants dont elles n’ont plus la garde, et même le loisir de se refaire une « santé ». Mais il y a un mais : le Centre intégré de santé et de services sociaux (CISSS) des Laurentides n’a pas renouvelé leur financement de 230 000 $, et la Maison va devoir fermer. Il ne reste presque plus rien dans la caisse pour tenir le coup. Le temps presse.

Le 25 mars dernier, le CISSS des Laurentides a coupé les ailes à la Maison de Sophia. Il a reçu trop de demandes de financement de projets pour une enveloppe trop mince — un budget de 3 329 105 $ et près de 13 000 000 $ de demandes. « Malheureusement, malgré sa pertinence, votre projet n’a pas été retenu. » Les femmes sont sous le choc, et les administratrices de l’établissement aussi. Pour ajouter à leur déconvenue, le premier ministre François Legault a évoqué une reddition de comptes défaillante pour expliquer le non-renouvellement du financement. Les options de relogement des femmes dans la région sont limitées : cinq maisons destinées aux femmes victimes de violence ne cadrent pas vraiment avec leurs besoins, et la perspective de séjourner dans une résidence mixte des environs ne les enchante guère.

Le dénouement de cette histoire scellera le sort d’Annie, de Nathalie, de Jessica, de Noémie et de Lou-Ann. Dans un budget du Québec comme celui présenté le 22 mars dernier par le ministre des Finances, Eric Girard, leur cri du cœur ne pèse pas bien lourd. On compterait environ 8000 organismes communautaires dans l’ensemble des régions du Québec, et il n’est pas exagéré d’avancer que leur ardeur au travail est inversement proportionnelle à la taille de leur financement. De tout temps, les organismes communautaires, véritable filet social dans lequel atterrissent nombre de citoyens refoulés aux portes des services publics, ont crié au sous-financement. La rengaine, hélas, n’écorche plus les oreilles de tous les élus.

Ironiquement, le dernier budget Girard a consacré une bonification des budgets destinés à l’action communautaire — 1,1 milliard sur cinq années —, mais les besoins étaient à ce point colossaux que cette augmentation, accueillie avec une part de déception, ne permettra pas de remiser l’anxiété associée à un état de constante fragilité financière, et ce, alors que les besoins ne cessent d’augmenter. Pendant la pandémie, les ressources de la première ligne communautaire ont été assaillies par la population en immense besoin, mais le financement ne reconnaît pas cette hausse galopante.

Le cas de la Maison de Sophia incarne à lui seul plusieurs des défis auxquels se heurtent les experts en action communautaire au Québec. D’abord, cette impression lassante que le politique est déconnecté du terrain et qu’à travers ses réponses évasives, il ne reconnaît pas les visages derrière les chiffres. Ensuite, qu’on leur impose une extrême lourdeur administrative qui freine leurs actions si concrètes et urgentes ; il s’agit d’un des blâmes les plus récurrents chez les groupes communautaires (on a reproché à la Maison de Sophia sa reddition de comptes imparfaite, ce dont l’organisme a convenu et ce à quoi il s’affaire depuis un an).

Enfin, qu’au sous-financement chronique qui les afflige déjà on ajoute désormais une forme de compétition où l’on joue le financement des uns contre celui des autres, créant un sas d’iniquité. La Maison de Sophia est menacée de fermeture, mais tout juste à côté, les maisons d’hébergement destinées aux femmes victimes de violence conjugale vivent une embellie financière, et un projet de maison de 6,5 millions destiné à lutter contre l’itinérance verra le jour à Saint-Jérôme. Pour habiller Roger, Aline et Magdala, dommage qu’on doive déshabiller Annie, Jessica et Noémie.

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