Une commission d’enquête s’impose
Un autre drame plane au-dessus de la tragédie funeste qui s’est jouée dans les CHSLD du Québec lors des premières vagues de la pandémie, avec un bilan de plus de 5000 décès. Il s’agit du brouillard qui entoure la gestion de la crise dans ses moments les plus aigus, là où le terrain criait à l’aide, mais en vain. Pour découvrir la vérité, une commission d’enquête publique est nécessaire.
Même si son déploiement est imposant et entraîne beaucoup d’efforts et des ressources colossales, la mission d’une commission d’enquête, en vertu de la loi, est littéralement de faire la lumière sur ce qui n’a été ni révélé ni compris. Le gouvernement peut décider d’enclencher une telle commission à propos de toute matière importante « se rattachant à la santé publique et au bien-être de la population ». Aucun doute que l’hécatombe dans nos CHSLD — un des pires bilans au monde — se qualifie d’emblée pour un tel examen indépendant.
Les révélations des derniers jours, nourries par le travail essentiel de plusieurs journalistes, ne font que mettre en lumière les contradictions et les omissions de certains témoins clés venus livrer leur récit devant la coroner Géhane Kamel. Il y a des failles dans la chronologie des événements, et on sent le besoin de s’assurer que tous les documents d’importance ont été dévoilés. Les yeux sont tournés entre autres vers les ministres de la Santé (d’alors) Danielle McCann et des Aînés (en fonction) Marguerite Blais : ont-elles vraiment appris l’ampleur du drame se jouant au CHSLD Herron en lisant le reportage de la Gazette le 10 avril 2020, ou avaient-elles eu accès à des informations cruciales avant ? Différentes versions de ce qu’elles ont dit circulent. Mmes Blais et McCann ont confirmé vendredi qu’elles ne solliciteraient pas un nouveau mandat en octobre. Ces retraits futurs de la vie politique laissent toutefois le mystère à élucider entier.
Dans un livre-choc tout juste publié, 5060. L’hécatombe de la COVID-19 dans nos CHSLD, trois journalistes d’enquête de La Presse tentent de comprendre comment et quand les décideurs ont saisil’ampleur de la tragédie qui se jouait sur le terrain. En déterrant les faits, Katia Gagnon, Gabrielle Duchaine et Ariane Lacoursière mènent une enquête bouleversante, entrecoupée de témoignages de familles, de personnel, de gestionnaires et de membres de la cellule politique. C’est à couper le souffle. Des personnes sont mortes déshydratées, affamées, négligées, seules. Cette lecture essentielle, combinée aux révélations de la dernière semaine, convainc qu’une commission d’enquête s’impose. Des instances officielles ont déjà fait enquête à leur manière, mais leurs mandats n’avaient pas la portée de celui, vaste et entier, qu’aurait une commission d’enquête.
Le premier réflexe du gouvernement est bien sûr de repousser cette idée, car si d’aventure il avait l’élévation et le courage d’y adhérer — ce qu’on appelle de tous nos vœux —, c’est vers lui que les projecteurs seraient tournés. SA chaîne de commandes, SA gestion de la crise, SES manquements et atermoiements. Il est vrai que l’exercice n’est pas sans conséquences, mais nous croyons qu’il s’impose désormais et que la gravité des derniers développements en justifie la tenue urgente. La coroner Géhane Kamel, qui doit rendre ses propres conclusions cet été, a déjà indiqué qu’elle peinait à voir clair dans les versions contradictoires qui lui furent soumises, notamment par les acteurs politiquesconvoqués à ses audiences.
À sa décharge, le gouvernement de François Legault a dû composer avec le caractère inédit d’une pandémie et apprendre à gérer tout en décidant. Ce coefficient de difficulté doit être pris en considération, car un tel contexte ne peut évidemment commander une feuille de route parfaite. À sa décharge également, le gouvernement de François Legault n’a pas inventé le manque d’agilité du réseau mammouth de la santé ni non plus la déshumanisation des soins prodigués aux aînés, maintes fois décriés dans nombre de rapports du Protecteur du citoyen, du Vérificateur général du Québec ou de la Commission des droits de la personne, et ce, depuis plusieurs années.
Les opérations déjà menées ces derniers mois par la protectrice du citoyen, la commissaire à la santé et au bien-être, les Forces armées canadiennes ont permis de comprendre quelques-uns des facteurs qui ont contribué au drame des CHSLD : le fait d’avoir délesté des hôpitaux vers les CHSLD pour se préparer au pire ; le manque de personnel, d’équipement de protection, de formation en contrôle des infections ; l’interdiction de retourner des aînés malades vers les hôpitaux ; la confusion entre milieux de vie et de soins.
Toutefois, comment une telle déconnexion du politique d’avec le terrain a-t-elle été entretenue aussi longtemps ? Alors que c’était le Far West dans les CHSLD, la cellule de crise politique recevait des bilans rassurants ? Des cris d’alarme se sont-ils perdus en cours de route ? Voilà le pan de vérité nécessaire auquel la société québécoise doit avoir accès. Une commission d’enquête s’impose.
Ce texte fait partie de notre section Opinion. Il s’agit d’un éditorial et, à ce titre, il reflète les valeurs et la position du Devoir telles que définies par son directeur en collégialité avec l’équipe éditoriale.