Le parti des armes
Dans l’urgence s’est imposé à l’Occident l’impératif de soutenir en armes les héroïques Ukrainiens, tant leur résistance tient sur le plan moral de la « guerre juste ». Mais un soutien indirect et — froidement — calculé, il va sans dire, si bien que s’impose avec non moins d’acuité l’urgence d’éteindre par la diplomatie les brasiers de cette guerre où les civils sont pris dans les filets des rapports de force internationaux ; où se creuse, à travers la perpétration de crimes patents contre l’humanité, la tendance à la banalisation de la violence dans les relations internationales.
Dans ce contexte, la proposition que présentera la Pologne au sommet extraordinaire de l’OTAN, jeudi à Bruxelles, de mettre sur pied une mission internationale de maintien de la paix en Ukraine ne méritait pas d’être balayée sous le tapis, comme l’a fait d’emblée Joe Biden. Les États-Unis ont forcément joué un rôle dans le lent pourrissement d’un conflit qui débouche aujourd’hui sur la sanguinaire fuite en avant de Vladimir Poutine. Un conflit dont on peut d’ailleurs se demander « à quoi sert l’OTAN si elle finit par mettre en péril ceux qu’elle entend protéger », écrivait récemment dans Le Devoir le politologue Jacques Lévesque.
Dans l’immédiat, plusieurs pays occidentaux prétendent se responsabiliser face à ce qui se passe en Ukraine en promettant de hausser leur budget de défense à hauteur de 2 % de leur PIB afin de respecter les exigences de l’OTAN. Le cas le plus frappant est évidemment celui de l’Allemagne, qui, s’engageant en février à hausser massivement son budget militaire, s’est trouvée à remettre en cause de façon spectaculaire les fondements de sa politique étrangère fondée pour l’essentiel sur le développement des échanges commerciaux. D’autres pays, comme le Danemark et la Suède, lui ont emboîté le pas, tandis que, concurremment, l’agression russe apporte de l’eau au moulin de la construction d’une « Europe de la défense », idée chère à Emmanuel Macron. Quant au Canada, qui n’est traditionnellement pas le membre de l’OTAN le plus proactif, il serait étonnant que Chrystia Freeland, ministre des Finances et faucon du gouvernement Trudeau en la matière, ne dynamise pas la Défense canadienne quand elle déposera le budget fédéral, en avril.
Vu l’ampleur de l’agression russe et les extrêmes auxquels Poutine, qu’il soit « défait » ou non, semble pouvoir se rendre, les opinions publiques accueillent généralement cet élan de militarisation occidentale comme un mal nécessaire. Soit, mais il y a quand même lieu de s’interroger sur les répercussions sociales et politiques de cette militarisation et de s’en inquiéter, dans un monde où le commerce de l’armement avoisine bon an mal an les 100 milliards de dollars américains — encore que ce chiffre est probablement sous-évalué, considérant l’opacité de cette industrie. L’affrontement avec la Russie garantit la perpétuation d’une course aux armements qui ne semble jamais vouloir s’essouffler. Mais ce n’est pas le moment d’en parler…
Au reste, l’Occident n’est pas sans hypocrisie ni contradiction dans sa défense des « valeurs démocratiques » quand vient le temps d’assurer le développement de ses industries militaires. Qu’on se le dise. Les ventes d’armes à l’Arabie saoudite sont la mère de tous les exemples. Les États-Unis ne sont pas devenus les premiers marchands d’armes au monde sans écorner ces valeurs.
Dans le cas tragique et précis de l’Ukraine, le fait est que le prisme de la défense des « valeurs » par lequel on nous fait voir cette guerre n’a pas empêché l’Europe d’approvisionner la Russie en équipement militaire entre 2015 et 2020. Et ce, malgré l’embargo sur les ventes d’armes à la Russie, imposé depuis juillet 2014 par l’Union européenne dans la foulée de l’annexion de la Crimée et l’établissement des deux « républiques séparatistes » dans le Donbass. C’est ainsi qu’en s’appuyant sur un commode « vide juridique », dix pays européens, la France en tête, y ont exporté pour 346 millions d’euros (480 millions de dollars canadiens), selon des données publiques analysées par Investigate Europe, une équipe de journalistes de onze pays européens.
Ces 346 millions d’euros en équipement militaire (bombes, roquettes, torpilles, missiles, fusils…) ne représentent peut-être pas une somme énorme au regard de l’ensemble du business de l’armement, mais il reste concrètement que certaines de ces armes pourraient très bien se retrouver sur le terrain ukrainien et servir à commettre contre les civils les exactions dont nous sommes témoins. Ce qui est pour le moins choquant et ce qui n’est pas sans égratigner le front commun que disent présenter nos leaders occidentaux, unis contre Poutine comme un seul homme — car c’est un monde terriblement masculin.
On ne demande pas à nos leaders d’être parfaits. On leur demande de défendre de la manière la plus conséquente et transparente possible les principes démocratiques dont ils prétendent être les garants.
Ce texte fait partie de notre section Opinion. Il s’agit d’un éditorial et, à ce titre, il reflète les valeurs et la position du Devoir telles que définies par son directeur en collégialité avec l’équipe éditoriale.