Le géant aux pieds d'argile

L'avortement du procès de dix-sept présumés criminels membres des Hells Angels en a choqué plus d'un, et pour cause. Quelques millions de dollars de fonds publics sont ainsi perdus, sans parler des mois de réclusion inutile imposés aux membres du jury mais aussi de l'emprisonnement d'individus qui n'ont toujours pas été reconnus coupables de quoi que ce soit. Ces écueils posent un défi majeur au système judiciaire et nous rappellent que ce géant, dont toute société civilisée a tant besoin, a les pieds bien fragiles.

On pourra accuser le juge Jean-Guy Boilard d'avoir succombé à ses propres humeurs en quittant le navire avant la fin de la croisière, ou le Conseil de la magistrature d'avoir manqué de jugement en adressant des réprimandes à un juge au beau milieu d'un procès difficile; on pourra aussi prétendre que le second magistrat, le juge Pierre Béliveau, a manqué de courage en mettant fin au procès au lieu de poursuivre le travail déjà commencé... et pourtant, pour une fois, on pourrait aussi prétendre le contraire sans risquer de se tromper.

Si, d'entrée de jeu, il allait de soi que l'imprévu guettait à chaque tournant d'un procès aussi long et complexe que celui de ces dix-sept motards accusés de quatre crimes graves différents chacun, personne ne pouvait prévoir la succession d'événements des derniers jours.

À la lecture de la décision du juge Pierre Béliveau, on comprend que le risque d'erreur aurait été élevé s'il avait choisi de reprendre les commandes d'une opération aussi délicate dans l'intention de la mener à terme. N'ayant lui-même pas suivi les audiences au cours des premiers mois du procès, il lui aurait été difficile de ne jamais se tromper par la suite, notamment lors des directives au jury, alors que le juge doit résumer les arguments des uns et des autres et mettre le jury en garde contre les pièges dans lesquels on voudrait les voir tomber. Sans parler du risque tout aussi élevé d'une décision ultérieure de la Cour d'appel d'annuler le verdict d'un jury dont certains membres se sont ouvertement dits incapables de poursuivre leur travail d'une façon sereine passé une date donnée.

Bref, malgré le temps perdu et les quelques millions engloutis, la décision du juge Béliveau est sans doute la plus sage et, dans les circonstances, la seule qui puisse nous rassurer quant à l'issue éventuelle des procédures qui suivront. En reprenant tout à zéro, tant la Couronne que la défense seront en mesure de faire valoir leurs arguments au mieux. Quant au juge, il pourra rester maître du navire d'un bout à l'autre, avec ce que cela implique de confiance en lui-même à chacune des étapes du procès.

Parce qu'il s'agit de combattre le crime organisé et non seulement de réprimer les actes d'individus isolés, ces procès des membres présumés des Hells Angels ne sont pas des procès comme les autres. C'est même là l'une des raisons qui expliquent la grogne populaire. On accuse l'incompétence des avocats et des juges, voire leur complicité avec les criminels. Rien de cela n'est juste, mais il appartient au système judiciaire en son entier de faire la preuve de sa capacité à rendre la justice et à punir les coupables, quels que soient la complexité de l'affaire, le degré d'organisation des complices et leurs moyens financiers. Prouver aux yeux du public que le Canada n'est pas une république de bananes où les juges et les policiers sont les otages ou les complices de cartels criminels.

Cette preuve, le juge Béliveau lui-même a récemment participé à sa confection en présidant d'une main de maître le second procès de Maurice Boucher, qui s'est terminé par la condamnation du prévenu à 25 ans de prison, sans espoir de libération. Dans le cas du procès des Hells, qui reprendra cet automne, on peut donc s'attendre à ce que le juge Béliveau fasse preuve d'autant d'assurance et d'autorité du commencement à la fin. Qu'il incite aussi fortement les avocats des deux parties à user de discernement dans la présentation de la preuve afin de réduire le temps des procédures, comme ce fut le cas lors du procès de Boucher.

Il y a quelques années, celui qui se fait appeler «Mom Boucher» était un homme admiré de bon nombre de nos concitoyens qui le croyaient plus fort que notre système d'ordre. Encore aujourd'hui, malgré le fait que plusieurs de leurs membres soient en prison en attendant de subir leur procès, les Hells Angels suscitent un mélange d'admiration et de crainte, trop rarement de dégoût. Nos élus ont compris cela et ont accepté de consentir l'argent et l'énergie nécessaires pour mettre un terme à cette fanfaronnade et rétablir la crédibilité du système policier et judiciaire. Les policiers, avouons-le, ont bien fait leur travail, il reste au système judiciaire à faire sa part en traitant tous les prévenus conduits devant ses juges sur le même pied, y compris les plus menaçants et les mieux organisés.

jrsansfacon@ledevoir.ca

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