État d’urgence

Le dernier rapport du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC) est tapissé d’avertissements qui ne préviennent plus de l’urgence, mais soutiennent qu’on y est désormais plongés, avec tout ce que cela peut vouloir dire de reculs et de pertes désastreuses. Partout dans le monde, la consternation est suivie d’un lancinant questionnement : pourquoi le leadership s’érode-t-il autour de cet enjeu vital et est-il si difficile de passer à l’action ?

L’état d’urgence n’engendre pas la même promptitude ni la même efficacité dans la réaction, politique du moins. La planète se meurt peut-être, mais, pour l’heure, elle a les yeux rivés sur la guerre révoltante qui se joue en Ukraine. Là-bas, l’urgence prend la forme invraisemblable de citoyens contraints d’apprendre les rudiments du maniement des armes. L’absurdité de cette guerre folle visant à mettre à mal une démocratie commande bien sûr l’état d’urgence, et on a vu le monde occidental se rallier autour de ce petit pays au nationalisme fier et jusqu’à l’Union européenne, dans un geste historique, délier un fonds de 450 millions d’euros destiné à financer et à livrer des armes au pays assiégé. Les enjeux sont grandioses — économiques, humanitaires, géopolitiques — et commandent une action organisée rapide et urgente.

Dans le sillage de la pandémie, les nations du monde entier ont aussi démontré leur capacité à conjuguer l’urgence d’agir à des plans d’action sanitaires très élaborés. Là aussi, la perspective de vies humaines en péril a servi d’accélérateur à l’inventivité politique. La production d’un vaccin anti-COVID-19, soumise normalement à un processus d’approbation fastidieux de plusieurs années, a été très rapide. Plusieurs laboratoires ont réussi à homologuer des vaccins dès 2020, avec en vedette des vaccins à ARN messager à la fabrication plus souple. Aujourd’hui, 63 % de la population mondiale a reçu au moins une dose d’un vaccin contre la COVID-19. Au total, 4,3 milliards de personnes sont pleinement vaccinées.

En guise de contre-exemple, soulignons à gros traits la mauvaise utilisation et compréhension de la notion d’urgence par le premier ministre Justin Trudeau ; aux prises avec un convoi de camionneurs et de manifestants venus paralyser le centre-ville sans en avoir été empêchés au bon moment par les autorités en place, le premier ministre a passé la première moitié de ce mauvais film à se terrer, silencieux et apparemment indolent, pour brandir en fin de course le recours à la Loi sur les mesures d’urgence, jugée non nécessaire et exagérée par la vaste majorité des observateurs chevronnés. La chute de ce mauvais scénario sidère tant elle est mauvaise : moins de 48 heures après que la Chambre des communes eut donné son aval à la Loi, un geste historique, le premier ministre en révoquait l’utilisation, estimant qu’« on n’était plus en situation d’urgence ».

L’urgence est donc un matériau malléable. Elle suinte pourtant de tous les chapitres du dernier rapport du GIEC, qui prévient que la fenêtre d’un avenir « viable » se referme inéluctablement sur nous. « Ce rapport est un sérieux avertissement des conséquences de l’inaction », prévient le président du GIEC, Hoesung Lee. Au fil des six ans qui séparent l’examen vigilant du GIEC, les bilans s’assombrissent. L’urgence n’est plus une éventualité. Elle s’invite dans les changements irréversibles déjà tracés sur la route des pays, tous signés par une indolence des nations dans la lutte contre les changements climatiques. Les marches pour le climat ont déjà agité des centaines de milliers de citoyens dans les rues des plus grandes villes de la planète, mais la banalisation s’est frayé un chemin dans les agendas politiques. L’urgence climatique ne secoue pas comme elle le devrait.

Et pourtant ! 3,6 milliards d’humains vivent dans des contextes qui sont très vulnérables aux changements climatiques. Des vies humaines sont en péril pour cause de réchauffement climatique, qu’on pense seulement aux réductions d’accès à l’eau potable et aux famines causées par la sécheresse ou les vagues de chaleur. On a vu et on continuera de voir des colonnes de migrants climatiques fuyant la terre mère, car elle n’offre plus les ressources permettant d’assurer la survie. Près de nous, les inondations et les incendies causent la mort, et ces manifestations aiguës de dérèglement climatique ne s’éteindront pas par magie.

Notre dépendance mondiale aux énergies fossiles — inscrite pour la première fois dans le cadre de la déclaration finale de la 26e Conférence climatique de l’ONU, en Écosse — joue son double rôle de destruction. Elle risque de nous faire manquer la cible précieuse de réduction des gaz à effet de serre, nécessaire pour éviter le pire. Et elle freine, par l’action délétère de son lobby et le poids des habitudes qui y sont rattachées, l’action politique. Dans l’urgence, il faudrait savoir se presser.

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