La Turquie malade de l'Europe
En une séance, et une seule, le Parlement turc a voté une série de lois propres à favoriser l'arrimage du pays à l'Union européenne. Abolition de la peine de mort, enseignement dispensé en kurde, ouverture de certaines des vannes qui cadenassent l'expression, pratiquement tout a été fait pour satisfaire aux exigences formulées par Bruxelles.
Le 3 août dernier, les députés turcs ont accompli un exploit. Après seize heures de débats qualifiés de déchirants par plus d'un témoin, les parlementaires ont convenu d'abolir la peine de mort, annulant de facto la pendaison du dirigeant kurde Abdullah Öcalan, de lever l'interdit imposé depuis des lunes à l'épanouissement de la langue et de la culture kurdes, d'éliminer des obstacles à l'organisation de manifestations et enfin de supprimer bien des balises conçues pour étouffer toute critique à l'égard des institutions étatiques et surtout de l'armée.Le train de mesures arrêtées simultanément est en soi très révélateur de la volonté affirmée de ce pays d'être membre de l'Union européenne. Ces réformes consacrent également la victoire du camp des démocrates ou intégristes sur celui des républicains ou gradualistes. Depuis le début de la décennie antérieure, les premiers luttaient pour que cette nation adopte toutes les règles politiques imposées par l'Union européenne à tout pays posant sa candidature. Les seconds, dans lesquels on retrouve les formations politiques qui s'avèrent en fait les courroies de transmission des diktats de l'armée, les seconds, donc, avaient opté pour une intégration graduelle. Plus précisément, au lieu d'une réforme tous azimuts, les gradualistes voulaient repousser l'entrée de la Turquie aux calendes grecques. Pour ces derniers, le modèle d'un état centralisateur tel que l'avait développé Kemal Atatürk, fondateur de la république, était sacré.
Cela étant, l'intégration éventuelle de la Turquie à l'Europe sera plus que singulière. Celle du Portugal ou de l'Irlande ou du Danemark n'avait pas le caractère historique que revêt d'ores et déjà celle de la Turquie. Mieux, les additions à venir de la Roumanie, de la Pologne et de plusieurs autres n'auront pas le cachet historique de celle qui s'amorce. Il en est ainsi, et il en sera ainsi parce que ce pays se compose de 66 millions de musulmans qui ne sont pas arabes, parce que ce pays est l'une des dix puissances militaires du monde, parce que sa situation géographique lui confère un rôle géopolitique qui en imposera au sein de l'UE, parce que ce pays, s'il entre de plain pied dans l'Europe, froissera passablement les Américains. C'est un secret de Polichinelle que Washington ne voit pas d'un très bon oeil la gestation en cours d'une armée européenne.
Outre les facteurs mentionnés, le processus en cours a ceci de très historique qu'il s'inscrit dans... l'Histoire! Dans le temps long de l'Histoire. Les Turcs ont soif de l'Europe depuis... 1719! De retour à Constantinople après un long séjour d'étude à Paris, un ambassadeur fit un rapport qui devait marquer durablement la classe politique de ce pays, que ce soit celle de l'Empire ottoman ou de la République kémaliste. Et pourquoi ce rapport eut-il un impact retentissant? Parce qu'il décréta que l'Europe était synonyme de civilisation. Lorsque Kemal Atatürk décida de l'abolition du califat en 1924, après avoir évidemment déposé le sultan, il reprit à son compte les conclusions de l'ambassadeur en déclarant notamment ceci: «... pour que notre pays progresse, il doit faire partie de la seule civilisation qui existe», soit, donc, cette Europe. Cette Europe où la Turquie fut retournée comme une crêpe. Pardon? Le sujet de l'expression «l'enfant malade de l'Europe» est nul autre que la Turquie. Et ce, depuis 1920. Autrement dit depuis des lunes.
Mieux, ce rêve de rejoindre l'Union européenne, de rallier cette association, de participer à son évolution, se conjugue lui aussi avec le temps long de l'Histoire de la construction européenne. Deux ans à peine après le Traité de Rome qui créait la Communauté économique européenne (CEE), la Turquie frappait à la porte pour faire acte de candidature. Ainsi donc, avant l'Espagne, la Grande-Bretagne, la Grèce, le Portugal, l'Irlande et plusieurs autres, Ankara manifesta son désir d'Europe. Elle afficha ses couleurs mais, hélas pour elle, sa classe politique ne comprit jamais que le pacte économique était le prélude d'un pacte plus ambitieux, soit une construction politique.
La forte propension des élites politiques turques pour la dictature, pour la négation de ce qui fonde la démocratie élémentaire, a confirmé avec éclat que la Turquie demeurait bel et bien «l'enfant malade de l'Europe». Malade, les gestes faits ces jours-ci indiquent que politiquement elle l'est beaucoup moins qu'auparavant. Par contre, économiquement, la Turquie est actuellement aux portes des soins intensifs. Ce pays est en effet le plus endetté qui soit auprès du FMI, l'inflation avoisine 45 %, le taux d'intérêt est de 70 %, les chômeurs se comptent par millions. C'est d'ailleurs à cause de cela, de tous ces maux économiques, que la population turque veut plus que jamais adhérer à l'Europe. Plus des deux tiers des Turcs veulent que leur classe dirigeante mette les bouchées doubles pour accélérer le processus d'intégration.
Pour l'heure, la réaction des Européens est mitigée. Les «petites» nations ont salué les réformes effectuées, les «grandes» ont été fidèles à elles-mêmes: leur réaction a été mi-figue, mi-raisin. Aux Turcs, elles ont servi une réponse de Normand: peut-être bien que oui, peut-être bien que non.