Les dangers du décentrage

À la suite du renvoi d’Erin O’Toole à la tête du Parti conservateur du Canada (PCC), l’hypothèse d’un virage encore plus à droite de la formation est plausible. Le chef déchu a entretenu cette idée dans les jours précédant le vote de confiance qu’il a perdu, en déclarant que le parti courait le risque de se transformer en un « NPD de la droite », un euphémisme pour désigner une formation préoccupée davantage par la certitude de la supériorité morale de ses valeurs que par la prise du pouvoir.

« L’idéologie sans le pouvoir n’est que vanité. Chercher le pouvoir sans idéologie n’est qu’arrogance », a-t-il dit. À en juger par la dernière semaine d’activité politique, le risque d’une glissade plus prononcée du PCC vers la droite est réel. L’aile ultraconservatrice a cajolé sans distinction le pseudo « Convoi de la liberté » qui a transformé le centre-ville d’Ottawa en un safe space de la droite alternative grâce à l’improvisation et à l’inaction inadmissibles des forces policières. À la Chambre des communes, certains députés conservateurs ont demandé vendredi la fin de l’occupation et des manifestations, quoique cette ligne ne fasse pas l’unanimité au sein du PCC.

Parmi les prétendants à la succession d’O’Toole, des fantômes de l’Alliance canadienne et du Parti réformiste rêvent à un décentrage du parti autour d’enjeux polarisants : la restriction du droit à l’avortement, le laxisme dans le contrôle des armes à feu, le maintien de la criminalisation de la consommation de drogue, la banalisation des changements climatiques, etc.

Les idées de la droite ont de moins en moins la faveur des électeurs, faisait remarquer notre chroniqueur invité, Jean-François Lisée. Lors du dernier scrutin fédéral, six électeurs sur dix ont voté plus à gauche de la vision conservatrice, et seulement 5 % plus à droite. Erin O’Toole n’était pas le bon messager au bon moment, mais son propos résonnera sur la course à la chefferie à venir.

Avant de conclure que les dés sont jetés, ne perdons pas de vue un détail significatif dans le résultat du vote de confiance. Pas moins de 73 députés ont voté contre lui. Les conservateurs sociaux sont influents au sein du PCC, mais pas au point d’englober 60 % de la députation conservatrice. Le style et la manière O’Toole, de même que l’évolution imprévisible de ses positions sur des enjeux de politiques publiques, ont eu raison de lui. Les girouettes font bien mauvaise figure en politique. En peu de temps, O’Toole avait cumulé assez de contradictions et de revirements pour en faire le maillon faible de la prochaine campagne.

Pendant que certains poids lourds du Parti conservateur se rapprochent du populisme antisanitaire, les libéraux se la coulent douce, même si Justin Trudeau montre les symptômes d’une terrible maladie : l’arrogance du pouvoir. Dans sa condamnation sans nuances des manifestations à Ottawa, il n’a pas su distinguer le bruit de la fureur. Le premier ministre se cherche un moment « just watch me » pour démontrer qu’il ne cédera devant rien ni personne pour préserver les valeurs progressistes du Canada. Tout en condamnant les extrémistes, il aurait pu faire preuve d’écoute et d’empathie pour ceux qui exprimaient maladroitement leur ras-le-bol des mesures sanitaires.

Chaque fois que les conservateurs font un pas de plus vers la droite morale, cette importation nauséabonde des États-Unis, la théorie fumiste du natural governing party prend de l’expansion. Les libéraux se drapent des oripeaux de la vertu et se sentent légitimés dans la poursuite de leur programme, libérés du poids des scandales politiques qui se succèdent sans laisser de cicatrices. Dans notre régime parlementaire fondé sur le bipartisme, il doit y avoir une solution de rechange au parti au pouvoir, une véritable option pour les électeurs. Cet équilibre relatif agit d’une part comme un rempart contre les excès de confiance et de cupidité du gouvernement élu, et il porte d’autre part l’espoir d’un renouvellement du débat démocratique.

Sur l’échiquier politique canadien, il y a de la place pour un Parti conservateur plus près de ses origines progressistes. La prudence fiscale, la décentralisation, le respect des compétences des provinces, en particulier celles du Québec, constituent des éléments tout à fait honorables de la vision conservatrice. Des éléments qu’on ne retrouve pas avec autant de conviction chez les libéraux.

Vu du Québec, où le conservatisme social n’a pas la cote, le décentrage du PCC serait lourd de conséquences. Il placerait le modeste caucus québécois, composé de dix députés, en position de fragilité. En plus de reléguer le PCC sur les banquettes de l’opposition pour une bonne décennie, le décentrage agrandirait le fossé d’incompréhension entre l’Ouest et le Québec. Le Bloc québécois aurait beau défendre avec conviction les revendications traditionnelles du Québec, il n’y aurait alors plus guère d’obstacles ni de solution de rechange aux visées centralisatrices des libéraux.

Ce texte fait partie de notre section Opinion. Il s’agit d’un éditorial et, à ce titre, il reflète les valeurs et la position du Devoir telles que définies par son directeur en collégialité avec l’équipe éditoriale.

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