Bluff au sommet

Comme avec le président chinois Xi Jinping il y a trois semaines, Joe Biden a accepté de se réunir mardi en sommet virtuel avec Vladimir Poutine pour chercher, non sans la teinter de (vaines) menaces, une voie de dialogue diplomatique. Là au sujet de la question taiwanaise, ici autour de l’Ukraine. Illustration on ne peut plus parlante, par sommets consécutifs, de la convergence des intérêts sino-russes face aux États-Unis. Preuve que prend forme une incontournable « configuration triangulaire » des relations internationales, comme l’a écrit en mai le professeur d’histoire Samir Saul en page Idées du Devoir. Encore que Moscou et Pékin ne sont pas vraiment sur le même plan dans leur épreuve de force concourante avec Washington : là où le Kremlin est en quête de respect géopolitique, ce que M. Poutine considère avoir réussi à faire avec ce sommet, l’ascension économique de la Chine impose d’office ce respect.

Si la dérive autoritaire de Poutine est patente, on oublie trop souvent que l’histoire — lire le mépris très impérialiste affiché par les Américains à l’égard de la Russie dans la foulée de l’effondrement de l’URSS — y est pour beaucoup dans l’état actuel des choses. Si la Russie masse aujourd’hui très ostensiblement des troupes le long de la frontière ukrainienne, c’est en partie parce que M. Poutine et une grande partie de ses compatriotes considèrent toujours Russes et Ukrainiens comme « un seul peuple » et que l’Occident a trahi dans les années 1990 sa promesse de ne pas étendre les tentacules de l’OTAN vers les anciens pays de l’Est.

À ces insolubles tensions historiques, M. Poutine, en maître de l’effet de nuisance, réagit aujourd’hui comme il l’a fait une première fois en mai dernier : avec une escalade militaire fabriquée, grâce à laquelle il peut faire vibrer dans ses terres la corde nationaliste. On savait que le sommet de mardi ne déboucherait sur rien de précis diplomatiquement, tant les positions sont inconciliables. Il était hors de question que Biden garantisse à Poutine que l’OTAN cessera d’empiéter sur la « sphère d’influence russe », en même temps qu’il est clair que l’OTAN ne commettra pas l’erreur provocatrice d’inviter Kiev, qui le voudrait bien, à rejoindre ses rangs. Si bien que le conflit dans le Donbass, dans l’est de l’Ukraine, risque de percoler encore longtemps. Il n’en coûte rien à Poutine de surfaire les risques d’invasion armée puisque l’idée n’est absolument pas envisagée, au-delà des milliards de dollars déjà fournis à Kiev en soutien militaire, d’envoyer des troupes américaines ou de l’OTAN en Ukraine dans l’éventualité d’attaques russes d’envergure.

M. Biden a beau avoir prévenu le président russe de « fortes sanctions » en cas d’escalade, ses menaces sont assez peu convaincantes, étant donné que ses options sont limitées. La Maison-Blanche a évoqué la possibilité que soit bloqué le nouveau gazoduc Nord Stream 2 par lequel la Russie fournira du gaz naturel à l’Allemagne, mais cette avenue est pour l’heure fort mal vue à Berlin. Il existe aussi une « option nucléaire » qui consisterait à exclure la Russie du système d’échanges d’informations financières Swift, mais cela nuirait aussi aux pays européens qui font affaire avec elle. Avec le résultat qu’à brandir des menaces difficiles à mettre à exécution, M. Biden donne plutôt l’impression que les États-Unis sont de plus en plus menottés — face à la Russie, face à la Chine. L’empire américain est nu.

  

Au demeurant, ce sommet illustre une bien triste réalité, à savoir que l’action diplomatique est, encore et toujours, trop souvent à la remorque du militaire. Qu’il suffise de signaler que l’ONU a fait état du risque de « famines aux proportions bibliques » en 2021 et que, selon une lettre ouverte publiée par 200 ONG en avril dernier, l’équivalent de 26 heures de dépenses militaires à l’échelle mondiale suffirait à financer les cinq milliards de dollars nécessaires en urgence pour freiner la faim dans le monde.

On voudrait croire, de ceci à cela, qu’un autre sommet, celui pour la démocratie qui a lieu jeudi et vendredi en mode virtuel à l’initiative de M. Biden, cherchera à rompre avec cette dynamique. Vœu pieux. Cent dix pays viendront y causer droits de la personne, libertés civiques et droit de vote, suivant une longue liste d’invités qui fait grincer des dents (les Philippines de Rodrigo Duterte y seront, mais pas la Hongrie ni la Turquie…). Forcément agacée, d’abord par la présence de Taiwan, ensuite par le boycottage diplomatique des Jeux olympiques — auquel le Canada vient d’ailleurs de se joindre —, la Chine a raillé ce sommet, se posant, rien de moins, en « démocratie exemplaire » et qualifiant les États-Unis de « ploutocratie ». À sommet virtuel, démocraties virtuelles. Il souffle fort, très fort, le vent d’illibéralisme. Pour les États-Unis, c’est avant tout au défi de se sauver elle-même que la démocratie américaine est confrontée.

Ce texte fait partie de notre section Opinion. Il s’agit d’un éditorial et, à ce titre, il reflète les valeurs et la position du Devoir telles que définies par son directeur en collégialité avec l’équipe éditoriale.

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