Négocier aux temps des pénuries
Dans un geste tout à fait inhabituel, voire contre nature, le Conseil du trésor versera des augmentations de salaire alors que les négociations avec les syndicats concernés ne sont pas terminées. De fait, ces négociations sont à peine entamées et une entente semble encore loin.
Mais voilà : nous sommes en des temps de pénuries de main-d’œuvre où l’État peine à recruter du personnel qualifié pour assurer certains services publics. Les éducatrices en garderie sont denrée rare, tout comme le sont les préposées aux bénéficiaires et les infirmières dans le réseau de la santé.
Jeudi, la présidente du Conseil du trésor, Sonia LeBel, accompagnée du ministre de la Famille, Mathieu Lacombe, a annoncé que l’offre qu’elle a présentée aux syndicats en juillet et qui vise un certain redressement de la rémunération des éducatrices en garderie entre en vigueur immédiatement. Cette offre 2020-2023 porte sur des hausses de 12 % pour les éducatrices qualifiées et de 17 % pour celles d’entre elles qui consentiront à travailler 40 heures par semaine plutôt que les 32 heures généralement fournies. Les éducatrices non qualifiées, qui ne détiennent pas de diplôme d’études collégiales (DEC) en éducation à l’enfance, toucheront 3 points de pourcentage de moins. Dans les faits, les éducatrices qualifiées ont droit dès maintenant à un salaire horaire majoré de 10 % et d’une prime équivalente à 5 % si elles acceptent de travailler 40 heures ; la tranche de 2 % qui reste viendra plus tard à compter d’avril 2022. Les salaires des éducatrices non syndiquées, présentes notamment dans les garderies privées subventionnées, sont ajustés en conséquence.
« C’est un premier geste concret, un geste pour démontrer la bonne foi du gouvernement », a dit Sonia LeBel.
C’est surtout un geste pour répondre à la stratégie des syndicats. Les éducatrices représentées par la Fédération indépendante en petite enfance (FIPEQ) de la Centrale des syndicats du Québec (CSQ) ont déclenché des grèves tournantes mardi et mercredi. Des syndiquées de la Fédération de la santé et des services sociaux, affiliée à la CSN, ont annoncé une deuxième et une troisième journée de grève, les 14 et 15 octobre, tandis que du côté du Syndicat québécois des employées et employés de service, affilié à la FTQ, deux premiers jours de grève se tiendront les 18 et 19 octobre.
Car si le Conseil du trésor innove, les syndicats ont adopté, pour leur part, une stratégie inhabituelle. Des grèves sont lancées alors que les négociations, à peine commencées, ne sont pas dans l’impasse. La présidente du Conseil du trésor en est réduite à supplier les syndicats de se présenter à la table des négociations, précisant que les « mesures temporaires », annoncées jeudi, ne sont qu’un point de départ et que cette offre sera bonifiée.
Les syndicats ont le gros bout du bâton et on ne peut leur reprocher de le savoir. Les parents soutiennent pour l’heure la cause des éducatrices malgré les inconvénients que les grèves tournantes leur font subir. C’est que la pénurie de main-d’œuvre entrave non seulement la création de nouvelles places, mais elle réduit aussi l’accès aux services existants. Les inconvénients, les parents les subissent déjà.
L’enjeu de la négociation n’est pas d’en arriver, comme à l’habitude, à une entente acceptable pour les syndiqués et telle que peut la concevoir le Conseil du trésor, c’est-à-dire respectueuse de la capacité de payer du gouvernement. L’enjeu, c’est d’attirer et de retenir des éducatrices afin de parvenir à dispenser un service public jugé essentiel tant sur les plans éducatif qu’économique.
La froide opiniâtreté et l’habileté des négociateurs du Conseil du trésor ne suffiront pas. En septembre 2020, ils ont négocié de nouvelles conditions destinées aux responsables de service de garde en milieu familial afin de contrer une vague d’abandons. Or, l’offre, trop peu alléchante, n’a pas produit de résultats significatifs et le gouvernement n’a eu d’autre choix que de rouvrir l’entente neuf mois plus tard et de doubler l’augmentation de la rémunération qui avait été consentie. Dans la présente négociation, il faut donc garder en tête que l’objectif, c’est d’augmenter le nombre d’éducatrices en garderie en valorisant leur métier.
Les syndicats sont en position de force. Mais maintenant que leur message semble bien compris par le gouvernement, ils ont le devoir de négocier activement ; ils ne devraient poursuivre leur mouvement de grèves qu’en cas de blocage. C’est une occasion rêvée pour ces syndicats affiliés à la CSN, la CSQ et la FTQ de montrer, comme ces centrales l’ont fait dans le passé, que la défense des intérêts de leurs membres coïncide avec la recherche du bien commun.