Afghanistan: le gâchis canadien
Justin Trudeau a promis d’accorder l’asile à quelque 20 000 citoyens afghans pris dans l’étau taliban qui menace de se refermer rapidement sur les libertés individuelles et les droits des femmes du pays en dépit des garanties molles fournies par le nouveau régime islamiste. Dans les faits, les contraintes bureaucratiques et l’absence de préparation du Canada au prévisible retour en force des talibans relégueront les paroles du premier ministre au rang de vœux pieux.
Les analystes en géopolitique discuteront pendant des années des circonstances entourant la fin abrupte du mirage d’un Afghanistan démocratique, une illusion entretenue par la force d’une occupation américaine qui aura duré près de 20 ans, au prix de 2400 pertes de vies humaines chez les soldats étasuniens, de 38 000 chez les civils afghans et de dépenses militaires astronomiques de plus de 2000 milliards de la part des États-Unis. Sans parler des 83 milliards de dollars américains injectés dans le soutien et la formation d’une armée afghane qui s’est aplatie sans riposte lorsque les talibans ont repris la conquête du pays, ville par ville, après le retrait des dernières troupes américaines.
Du point de vue du Canada, la crise humanitaire et le féminicide institutionnel qui se profilent à l’horizon en Afghanistan sont l’expression d’une double faillite : celle de sa politique étrangère et celle de ses services de renseignement. Le Canada figure parmi les membres du Groupe des cinq (les Five Eyes), cette alliance regroupant aussi les États-Unis, le Royaume-Uni, la Nouvelle-Zélande et l’Australie. À ce titre, il aurait dû savoir que le régime afghan ne résisterait pas à la charge des talibans. N’importe quel journaliste le moindrement fouineur trouvera, dans des sources ouvertes et crédibles, des signes avant-coureurs de la tragédie qui se joue présentement au cimetière des empires.
Il est vrai que le président des États-Unis, Joe Biden, a surpris ses alliés occidentaux en orchestrant un retrait rapide et chaotique. Même si la date butoir du retrait avait été fixée par son imprévisible prédécesseur, Biden aurait pu gérer la fin de la guerre sans fin en projetant une image de cohésion. Au contraire, les hélicoptères évacuant l’ambassade américaine à Kaboul renvoient l’écho de la chute de Saïgon.
Les estimations selon lesquelles l’armée afghane pourrait repousser les talibans pendant deux ou trois ans reposaient sur des hypothèses déconnectées de la réalité. Le Canada aurait dû prévoir en amont un plan d’évacuation des interprètes, fixers et autres travailleurs qui ont travaillé pour l’ambassade ou l’armée canadienne au fil des ans. C’est leur vie et celles de leurs proches qui sont en jeu. Il n’est pas normal que des fonctionnaires fédéraux aient suggéré aux Afghans, dans la panique des derniers jours, d’obtenir un passeport valide pour s’enfuir à destination du Canada. C’est un signe évident que le Canada a bâclé sa stratégie d’évacuation et qu’il a négligé son devoir d’assistance aux Afghans qui lui ont prêté main-forte.
Le Canada a envoyé au moins quatre aéronefs à Kaboul afin de faciliter l’évacuation de ses alliés afghans : c’est trop peu, trop tard. Les efforts du Canada sont compromis par la prise de Kaboul par les talibans. Ceux-ci ont commencé à ériger des points de contrôle dans la capitale, à limiter les allées et venues de la population et à réprimer par la violence les premières manifestations de protestation.
Jusqu’à présent, les talibans se présentent sous une version diète du régime de terreur islamique qu’ils avaient imposé lors de leur règne précédent. Ils promettent le respect des droits des femmes, dans les limites restrictives de la charia, l’absence de représailles contre les alliés occidentaux et une transition pacifique. Lorsque les derniers expatriés occidentaux auront quitté le pays en déroute après l’effondrement de l’anémique régime du président Ghani, nous verrons le véritable visage des talibans « modernes ».
En raison de l’association passée et présente des chefs de guerre du mouvement avec des groupes terroristes, parmi lesquels figure encore et toujours al-Qaïda, le Canada et ses alliés devront accroître la qualité de leurs services de renseignement pour contrer les menaces à l’échelle nationale. S’ils n’y sont pas parvenus en 20 ans de présence sur le terrain, on se demande comment ils y arriveront à distance. Ne resteront plus que les drones américains et les assassinats ciblés pour contenir la menace djihadiste.
C’est un gâchis non seulement pour le Canada mais pour les États-Unis et leurs alliés qui ont cru à cette chimère qu’était la création d’une démocratie viable sous la botte d’une intervention militaire. Dans un pays instable, traditionaliste et corrompu comme l’Afghanistan, soumis à l’influence perfide du Pakistan qui a armé, abrité et instrumentalisé les talibans, c’était l’équivalent de tirer sur la tige d’une fleur pour qu’elle pousse plus vite.
Les germes d’une société civile et d’une classe moyenne éduquée sont pourtant apparus en 20 ans. Les femmes afghanes ont gagné des droits et libertés dont elles n’osaient pas rêver. C’est la fin de la courte parenthèse pour elles et les millions d’Afghans qui ont cru au rêve.
Jamais les valeurs occidentales n’ont paru aussi vides de sens et fragiles que dans les derniers jours du drame afghan.