Victoire éclatante pour le français
Non, une institution fédérale ne peut prétendre respecter le droit de ses employés de travailler en français, et du même souffle les obliger à transiger de manière régulière avec des unilingues anglophones. En revenant non seulement au gros bon sens, mais aussi à l’esprit de la loi, la Cour d’appel fédérale a cassé mercredi de manière éclatante les conclusions aberrantes rendues en 2019 par la Cour fédérale. Il s’agit d’une victoire importante pour les droits linguistiques des fonctionnaires fédéraux en général et des francophones en particulier.
C’est à André Dionne, un ancien fonctionnaire au Bureau du surintendant des institutions financières (BSIF), que l’on doit cette victoire. Ce francophone était basé à Montréal, et il passait 90 % de son temps à travailler en anglais, notamment en raison des consultations que son rôle le portait à mener auprès de spécialistes unilingues anglophones basés à Toronto. En 2010, exaspéré de voir son droit de travailler en français bafoué sur une base quotidienne, il a formulé une plainte au Commissariat aux langues officielles. Il était sans doute loin d’imaginer qu’il faudrait 11 ans avant que la saga connaisse un dénouement en sa faveur — rien ne dit en outre que la cause n’aboutira pas un jour devant la Cour suprême…
Le commissaire aux langues officielles a donné raison à M. Dionne en 2014, quatre ans après le dépôt de sa plainte, et a intimé le BSIF à effectuer des changements. Ce qui fut fait à la satisfaction du commissaire, mais pas à celle de M. Dionne. Il a déposé un recours en justice qui a donné lieu à un jugement aberrant rendu par la Cour fédérale en 2019, dans lequel le juge Peter B. Annis donnait préséance aux droits linguistiques des employés unilingues anglophones de Toronto en regard de ceux d’un francophone bilingue de Montréal.
Le cœur du litige reposait sur la partie V de la Loi sur les langues officielles. Elle énonce le fait que dans des régions bilingues comme Montréal, l’institution fédérale doit veiller à ce que le milieu de travail soit propice à l’usage par les employés d’une ou de l’autre langue. Par opposition, Toronto est considérée comme ville unilingue anglaise. Dans son jugement, le juge Annis de la Cour fédérale avait plutôt considéré qu’il revenait aux employés unilingues anglophones de choisir la langue que les employés bilingues de la région de Montréal utiliseraient avec eux… Une affaire de perspective, quoi !
La juge Marianne Rivoalen estime que la Cour a erré en traçant une distinction entre les droits visant la préservation d’une minorité provinciale de langue anglaise et ceux d’une minorité francophone pancanadienne. Mieux — ou pire —, elle affirme : « La distinction que trace la Cour fédérale entre les droits visant la préservation d’une minorité provinciale de langue officielle et ceux d’une minorité francophone pancanadienne ne trouve nul appui ni dans la jurisprudence ni dans le libellé des dispositions en cause. Une telle distinction est susceptible de restreindre indûment la portée des droits linguistiques, et ce, contrairement aux enseignements de l’arrêt Beaulac », cet arrêt de la Cour suprême devenu une référence en matière de langues officielles et qui a précisé, en 1999, que le bilinguisme institutionnel signifie l’accès égal à des services de qualité égale.
Dit autrement : ce n’est pas parce qu’on est un Québécois francophone majoritaire ou qu’on est bilingue qu’on a moins de droits linguistiques qu’un anglophone de Toronto.
La chaude lutte menée par André Dionne, dont le courage et la ténacité sont salués par la juge Rivoalen, fait écho à un état de fait maintes fois dénoncé par des francophones travaillant au sein d’institutions fédérales et tenus de se plier à l’omniprésence de l’anglais en présence d’unilingues anglophones. En 2020-2021, le Commissariat aux langues officielles a reçu 179 plaintes à ce sujet.
Ce jugement tombe à un moment où les obligations des institutions fédérales en matière de respect de la Loi sur les langues officielles ont été mises à mal par la pandémie, comme le constatait lui-même le commissaire lors du dépôt de son dernier rapport annuel. L’avènement du télétravail et de la valse des vidéoconférences a parfois effrité des droits que l’on savait déjà en berne dans nombre d’institutions, et ce, sous les yeux de francophones devenus parfois gênés de faire valoir leurs droits, tant leur mise à mal est passée dans les mœurs. La ministre des Langues officielles, Mélanie Joly, a promis un « coup de barre » du côté des fonctionnaires fédéraux, et notamment un effort additionnel pour recruter des candidats réellement bilingues dans des villes dites unilingues.
Les fonctionnaires lésés peuvent désormais compter sur le jugement qu’a décroché André Dionne, un battant qui a tracé le chemin pour les autres. « J’estime que ce sont des personnes comme M. Dionne qui font avancer l’état du droit dans le domaine des droits linguistiques et, en ce sens, je tiens à saluer tout particulièrement sa participation au débat concernant la partie V de la Loi sur les langues officielles », écrit la juge Rivoalen dans son jugement.
On ne saurait dire mieux.