Deux régimes de droits au Québec

Dans sa décision rendue mardi concernant la Loi sur la laïcité de l’État, le juge Marc-André Blanchard, de la Cour supérieure, n’a pas chamboulé l’ordre constitutionnel canadien puisqu’il n’a pu invalider la protection que confère à la loi 21 le recours à la disposition dérogatoire de la Charte canadienne des droits et libertés. Mais il crée deux régimes de droits religieux dans les écoles suivant une démarcation linguistique, sorte de partition juridique du Québec.

À la lecture du jugement, il est évident que c’est à son corps défendant que le juge a écarté les arguments présentés par les demandeurs, notamment l’aspirante enseignante Ichrak Nourel Hak et le National Council of Canadian Muslims, qui visaient à contourner l’article 33 de la Charte canadienne accordant à toute province le droit de dérogation. En fait, le juge Blanchard a invalidé les deux seuls éléments de la loi 21 sur lesquels la dérogation n’avait aucune prise. Il s’agit de l’article 23 de la Charte qui garantit les droits scolaires des minorités linguistiques, droits scolaires qui s’étendent désormais à l’expression de la foi religieuse, selon l’interprétation nouvelle du juge. L’autre élément invalidé, c’est l’obligation faite aux élus de l’Assemblée nationale d’exercer leur fonction à visage découvert. Selon le jugement, cette obligation prive des personnes qui se couvrent le visage du droit de se présenter à une élection québécoise, ce qui contrevient à l’article 3 de la Charte. On peut voir dans cette invalidation une intrusion inédite du pouvoir judiciaire dans la régie interne de l’Assemblée nationale. Dans les deux cas, le gouvernement caquiste va demander d’en appeler.

Quant au recours à la dérogation, le juge Blanchard s’en est tenu au jugement Ford c. Québec qui établit que le législateur n’a pas besoin de justifier l’usage qu’il en fait, et ce, afin « de traduire l’importance que continue de revêtir la souveraineté des législatures », a écrit la Cour suprême il y a plus de 30 ans, préservant ce restant de souveraineté parlementaire britannique que détiennent toujours les provinces. Le juge Blanchard admoneste le gouvernement caquiste qui « ratisse beaucoup trop large » en suspendant des droits qui n’avaient pas de lien avec la loi 21 alors qu’il aurait dû agir de « façon parcimonieuse et circonspecte ». C’est un point de vue, mais si cette suppression est sans objet, elle n’aura pas d’effet. Quoi qu’il en soit, le juge prend sur lui d’envoyer un message aux tribunaux supérieurs : en cas de contestation, le législateur devrait justifier l’existence d’une « certaine connectivité » avec la législation visée. C’est à « l’urne », c’est-à-dire aux citoyens lors d’élections, de décider du sort d’un gouvernement qui exerce ce pouvoir de dérogation, fait-il par ailleurs valoir. Les tribunaux « se doivent d’éclairer cette connaissance [de l’électorat] des fruits de cette expertise », ajoute-t-il. Le juge Blanchard apporte certainement de l’eau au moulin à ceux qui exècrent la Loi sur la laïcité et qui, contre la CAQ, voteront pour le Parti libéral du Québec ou Québec solidaire.

Sur la question de l’accroc aux droits fondamentaux, le juge Blanchard, sans surprise, repousse les arguments qui pourraient justifier cette atteinte « dans une société libre et démocratique », selon la formulation de la Charte. Il rejette du revers de la main les prétentions féministes du groupe PDF Québec voulant que le port du voile soit un symbole de l’asservissement des femmes par une religion patriarcale. Il rejette la position, plus sérieuse selon lui, du Mouvement laïque québécois qui veut que la loi 21 protège la liberté de conscience des enfants et des parents. Reprenant les termes d’un jugement de la Cour suprême, il estime que refuser d’exposer des enfants à différents faits religieux « revient à rejeter la réalité multiculturelle de la société canadienne ». Et le prosélytisme « passif » n’existe pas ; l’enseignante qui porte le voile n’en fait donc pas, à moins de s’y prêter activement. Le fait qu’une enseignante portant le hidjab pourrait l’enlever à l’école afin de respecter la loi est pour lui une aberration en raison de la « symbiose » entre le port de signes religieux et la foi ; l’un ne peut pas exister sans l’autre.

En étendant les droits linguistiques des minorités que protège l’article 23 de la Charte aux droits religieux, le juge Blanchard innove. Qui plus est, la Cour crée une situation inédite de partition juridique de l’État québécois dont on peut craindre qu’elle nuise à la cohésion sociale, à ce qu’il est convenu d’appeler le vivre-ensemble, et qui ne correspond certes pas à la volonté des parlementaires. Quelle que soit l’opinion qu’on peut avoir sur la loi 21, on doit donner raison au gouvernement caquiste de porter cette cause en appel.

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