Agir sur les facteurs de risque
L’enquête sur la violence conjugale publiée cette semaine dans Le Devoir aurait pu avoir été menée il y a cinq, dix ou quinze ans, voire plus. Non pas que le propos soit banal, au contraire. Le travail de notre équipe ne pouvait survenir à un moment plus critique, alors que le Québec est secoué par sept féminicides en six semaines.
Les spécialistes de l’intervention en violence conjugale sonnent l’alarme depuis dès mois sans être entendus. La pandémie, le confinement et la précarité économique engendrent des conditions explosives pour les femmes, et les ressources ne suivent pas malgré les promesses. Les maisons d’hébergement pour femmes violentées refusent 10 000 demandes d’accueil par année. Moins de 6 millions des 24 millions débloqués d’urgence leur ont été acheminés en raison de l’incurie bureaucratique.
À la veille de la présentation du budget, le Regroupement des maisons pour femmes victimes de violence conjugale demande des fonds additionnels, et pour cause. Des actions immédiates sont requises pour que les femmes ne se heurtent pas à des portes closes lorsqu’elles réclament de l’aide.
Au lendemain du double meurtre de Myriam Dallaire et de sa mère, Sylvie Bisson, le premier ministre, François Legault, a condamné les gestes de l’auteur présumé des homicides, Benjamin Soudin. « Il n’y a rien de masculin, il n’y a rien de viril [dans le fait] d’être violent avec une femme. Au contraire, je trouve ça lâche », a-t-il dit.
M. Legault répondait aux appels de plus en plus nombreux pour que les hommes dénoncent la violence conjugale, dans l’espoir de faire évoluer les mentalités. Les récentes campagnes de prévention misent aussi sur le sens des responsabilités des hommes à l’égard de leurs semblables. Oui, les hommes doivent déclarer que la violence conjugale n’a pas sa place dans notre société, mais c’est nettement insuffisant.
Marie-Ève, à qui nous avons accordé l’anonymat pour des raisons de sécurité, avait porté plainte contre Benjamin Soudin il y a cinq ans. Il s’en était tiré avec une tape sur les doigts : 150 heures de travaux communautaires après avoir plaidé coupable. D’un coup de baguette magique, le système judiciaire avait transformé des accusations de voies de fait et de menaces de mort en une bousculade et un échange de mots malheureux. Pendant que l’accusé était en liberté, sa victime devait se cacher comme un animal traqué. Le système a laissé tomber Marie-Ève et n’a rien fait pour désamorcer cette bombe à retardement nommée Benjamin Soudin.
La prise en charge des plaintes pour violence conjugale renvoie l’écho des critiques exprimées par les victimes d’agression sexuelle. La difficulté des victimes d’être prises au sérieux, la banalisation de leurs craintes, la longueur des procédures, l’incapacité du système à trouver un point d’équilibre entre la protection du droit fondamental à la présomption d’innocence de l’accusé et la préservation de la dignité de la victime pèsent sur la crédibilité du système.
Au-delà des appels chevaleresques à séparer les hommes entre les braves qui aiment et les lâches qui frappent, il faut que les conjoints violents soient réellement pris en charge, suivis, évalués avec rigueur au chapitre de leur dangerosité. C’est ici que le bât blesse. Dans les tribunaux, un programme expérimental d’évaluation du risque visant à protéger les victimes est sous-utilisé, car il requiert l’autorisation du contrevenant. C’est le monde à l’envers. L’accusé peut faire obstacle aux efforts visant à évaluer sa dangerosité dans l’attente de son procès, toujours au nom de la présomption d’innocence, pendant que la victime doit « faire son temps » dans une maison d’hébergement. Visiblement, il y a des leçons que le système judiciaire ne sera jamais en mesure de tirer.
Les résultats de notre enquête auraient pu avoir été écrits il y a cinq, dix ou quinze ans, voire plus, parce que les hommes tuent encore les femmes pour les mêmes raisons. C’est une affaire de contrôle et d’emprise d’un homme sur une femme à des échelles de gravité variables.
Le Comité d’examen des décès liés à la violence conjugale de même que les travaux de la criminologue Jane Monckton démontrent que l’homicide conjugal est une bombe qui se fabrique sous nos yeux grâce à l’incurie constante des pouvoirs publics en matière de prévention, de dépistage et de suivi des cas à risque. Les facteurs de risque sont connus… mais ignorés ou banalisés.
Visiblement, les actions isolées et les programmes à la pièce ne suffiront pas à régler le problème. Le rapport du comité transpartisan sur l’accompagnement des victimes d’agressions sexuelles et de violence conjugale (Rebâtir la confiance) recommandait en décembre la création d’un secrétariat unique pour coordonner les actions visant à enrayer les violences sexuelles et conjugales. C’est une proposition que le gouvernement Legault devrait appliquer, dans la perspective d’agir sur les facteurs de risque, d’aplanir les iniquités de traitement des victimes et d’offrir à nos enfants des modèles de masculinité et de féminité positifs, fondés sur des rapports égalitaires entre les sexes.
Ce texte fait partie de notre section Opinion. Il s’agit d’un éditorial et, à ce titre, il reflète les valeurs et la position du Devoir telles que définies par son directeur en collégialité avec l’équipe éditoriale.