Une affaire de santé publique
Monsieur le Premier Ministre Justin Trudeau, décriminalisez la possession simple des drogues. De toutes les drogues. Cette demande formelle présentée récemment ne vient pas de chercheurs ou de spécialistes dans le traitement des dépendances, mais plutôt de l’Association canadienne des chefs de police (ACCP), un regroupement de quelque 1200 cadres d’à travers le pays. Jamais le fruit de la décriminalisation n’aura été aussi mûr et, pourtant, les deux principales formations politiques à Ottawa, le Parti libéral et le Parti conservateur, font la fine bouche.
L’une des missions de l’ACCP est de promouvoir l’application efficace des lois et la protection de la population canadienne. S’il est une activité qui n’accomplit ni l’un ni l’autre de ces objectifs, c’est bien la criminalisation de la possession simple des drogues.
À l’instar d’une importante communauté de pratique parmi les chercheurs, cliniciens et autres spécialistes du traitement des dépendances, les chefs de police se rendent à l’évidence. L’abus de substance est un problème de santé publique, peu importe que les drogues soient légales, comme le tabac, la marijuana et l’alcool, ou illégales. Le Code criminel est un piètre succédané pour soulager la détresse des citoyens aux prises avec une dépendance, parfois au péril de leur vie.
Depuis 2016, les opioïdes ont tué plus de 15 000 personnes au Canada. Qu’il s’agisse de médicaments d’ordonnance acquis dans un marché gris ou d’héroïne trafiquée illégalement ne change rien à ce triste portrait. L’interdiction de possession simple n’empêche pas la prise de risque, elle ne freine pas les mécanismes menant à la dépendance et n’agit en aucun cas comme un incitatif à l’abstinence. En ces matières, le Code criminel parle pour ne rien dire.
En 2018, Statistique Canada rapportait 83 483 infractions relatives aux drogues. Les affaires de possession simple (en excluant la marijuana) représentaient un peu plus du tiers de ces cas (28 430 cas). Ces affaires détournent les policiers de leur mission : police de proximité, lutte contre les crimes de violence, le crime organisé, la fraude et les crimes de violence conjugale et sexuelle. Elles encombrent les tribunaux inutilement. C’est un gaspillage d’argent et de ressources dont l’implacable finalité est de transformer de simples consommateurs en criminels.
Nous croyons, tout comme l’Association canadienne des chefs de police, qu’il vaudrait mieux investir dans l’amélioration des soins de santé, et faciliter l’accès aux traitements et aux services sociaux.
La judiciarisation des dépendances est une hideuse excroissance de la « guerre à la drogue » lancée au début du XXe siècle, puis renforcée sous le gouvernement du président américain Richard Nixon (le premier à déclarer la « guerre à la drogue » en juin 1971). Nous avons suivi la cadence dictée par les États-Unis depuis 60 ans et nous la suivons encore, en refusant obstinément de décriminaliser les drogues.
Décriminaliser ne veut pas dire légaliser. Il n’y aurait pas de société québécoise de la cocaïne ou de l’héroïne avec pignon sur rue dans un régime de décriminalisation. Les accusations pour possession simple de drogues, qui entraînent un casier judiciaire, seraient simplement remplacées par des infractions pénales, comme brûler un feu rouge. Les comportements à risque pour la sécurité publique, comme la conduite d’un véhicule sous l’influence de la drogue, resteraient des crimes. Par ailleurs, décriminaliser la possession simple ne reviendrait pas à abdiquer dans les efforts de lutte contre les producteurs, les trafiquants et les réseaux criminels qui tirent profit du marché illégal. Au contraire, les policiers seraient forcés de recentrer leurs actions sur les crimes qui comptent : la production et l’importation illégales des drogues sous l’influence du crime organisé.
Une approche intégrée, axée sur la santé, amènerait aussi une accélération du virage vers la police de proximité. Les policiers sont trop souvent appelés à intervenir pour des problèmes d’intoxication sur la voie publique et les gestes de petite délinquance qui en découlent, bien que leur formation ne les prépare pas à jouer ce rôle adéquatement. Ils feraient mieux d’être accompagnés par des spécialistes de l’intervention clinique qui pourraient les orienter vers les ressources offertes.
Le gouvernement Trudeau, si prompt à légaliser la marijuana, ne souhaite pas appliquer des politiques progressistes en matière de décriminalisation. Il se satisfait d’un système qui fabrique des criminels là où il n’y en a pas. L’usage des drogues et la dépendance sont des enjeux de santé publique. Il est temps de les traiter comme tels.