Mauvaise cible

Appelé à commenter un sondage qui indique que les craintes suscitées par la COVID-19 sont plus grandes chez les anglophones que chez les francophones, François Legault a choisi, mercredi, de tirer sur le messager en s’attaquant au Montreal Gazette et à son journaliste spécialisé en santé Aaron Derfel.

Selon le premier ministre, ce journaliste chevronné et le quotidien montréalais ont une responsabilité dans cet état de fait : ils auraient attisé les inquiétudes des anglophones à l’égard de l’épidémie, a-t-il laissé entendre.

Aaron Derfel est un journaliste rigoureux et respecté, que les ministres de la Santé qui se sont succédé depuis 21 ans, et maintenant le premier ministre, ont pu trouver achalant. C’est lui qui a levé le voile sur la situation abjecte dans laquelle était plongé le CHSLD privé Herron, de Dorval, un reportage qui a mené à la mise sous tutelle de la résidence et au déclenchement d’une enquête criminelle.

Mais ce n’est pas tant ses reportages qui ont excédé François Legault, mais plutôt les messages répétés sur Twitter du journaliste qui le contredisait, comme celui sur le nombre de tests effectués pour la COVID-19 lundi : 6000 plutôt que les 10 000 dont faisait état le premier ministre lors de son point de presse rituel. Or, ce n’est pas la première fois que les informations fournies par la machine et reprises dans ces points de presse ne correspondent pas à la réalité sur le terrain. Parlez-en à la pauvre ministre de la Santé, Danielle McCann.

Sur le fond, les articles et les analyses que signe Aaron Durfel sur l’épidémie sont factuels et ils ne sont pas plus sévères ni plus critiques que ceux qu’on peut retrouver dans les autres quotidiens montréalais. Et sans vouloir minimiser le rayonnement du Montreal Gazette — ou de tout autre quotidien québécois qui traite de la pandémie, il est simpliste de croire qu’un seul journal peut avoir une telle influence sur les esprits. Et encore moins des tweets lus par quelques milliers de personnes tout au plus.

L’ironie de l’affaire, c’est que le sondage Léger sur le niveau d’inquiétude à l’égard de la COVID-19 a été financé en partie par le Secrétariat aux relations avec les Québécois d’expression anglaise, une instance qui relève du premier ministre. Réalisé entre les 1er et 6 mai auprès de 1638 répondants d’un panel Web, dont 694 anglophones, le sondage a été commandé par le Quebec Community Groups Network et l’Association d’études canadiennes de Jack Jedwad.

Ce sondage montre qu’une nette majorité d’anglophones et d’allophones craignent la COVID-19 : 68 % des anglophones et 71 % des allophones ont assez ou très peur de contracter le virus, contre 47 % des francophones.

Plusieurs hypothèses pourraient expliquer ces écarts. Aux premiers jours de l’épidémie, ce sont les anglophones et les allophones de l’île de Montréal qui auraient été plus exposés aux éclosions : à Côte-Saint-Luc et dans Côte-des-Neiges. Selon le sondage, 43 % des allophones et 34 % des anglophones connaissent quelqu’un qui a contracté la maladie, contre 21 % chez les francophones. On sait aussi qu’un grand nombre de Québécois issus de l’immigration travaillent dans le réseau de la santé, notamment dans les CHSLD. D’autre part, les conditions économiques précaires des immigrants pourraient contribuer à leur anxiété. Le virus s’attaque davantage aux plus vulnérables, que ce soient les personnes âgées ou encore les personnes défavorisées qui vivent dans des quartiers de Montréal à forte densité.

Le sondage, à l’instar d’un autre coup de sonde effectué plus tôt dans l’ensemble du Canada, indique que les Ontariens craignent davantage le virus que les Québécois francophones. Une partie de l’écart pourrait donc être de nature culturelle.

L’information a pu jouer un rôle, mais pas les tweets d’un journaliste montréalais. Les anglophones tirent une grande part de leurs informations des médias du reste du Canada et des États-Unis. Pas sûr qu’ils aient manifesté le même engouement que les francophones pour les points de presse quotidiens de François Legault. Ceux du gouverneur de New York, Andrew Cuomo, ont dû en intéresser beaucoup, avec ses effets anxiogènes, sans parler des inquiétantes divagations du locataire de la Maison-Blanche.

Enfin, il ne faut pas négliger l’allégeance politique fondamentale de la plupart des anglophones pour qui le gouvernement « national », c’est le gouvernement fédéral et leur premier ministre, Justin Trudeau. S’il ont à choisir entre Justin Trudeau, qui a dit qu’il n’enverrait probablement pas ses enfants à l’école, et François Legault, qui a proposé une date pour le déconfinement en s’écartant du consensus canadien, ils n’hésiteront pas. D’ailleurs, les commissions scolaires anglophones refusaient d’ouvrir leurs écoles primaires comme le souhaitait le gouvernement Legault. Le report de cette ouverture à l’automne a mis fin à cette contestation, dans la région de Montréal du moins.

Au sein de la nation québécoise, la communauté anglophone, à laquelle s’agglutine une part des minorités issues de l’immigration, forme en quelque sorte une société distincte, bien canadienne, dans la région de Montréal. Les anglophones se méfient d’un gouvernement caquiste aux ambitions nationalistes qui, contrairement aux libéraux pour lesquels ils votent massivement, ne répugne pas à prendre ses distances du gouvernement central. Que leur attitude à l’égard de l’épidémie, plus proche de celle des Ontariens, soit différente ne peut surprendre et n’a rien à voir avec un journaliste barbant.

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