On achève bien les journaux
Il s’est passé quelque chose de rare dans le monde des médias. Samedi dernier, neuf éditeurs de quotidiens d’envergure, parmi lesquels figurent le Toronto Star, The Globe and Mail, le National Post, le Winnipeg Free Press, La Presse, Le Journal de Montréal, Le Journal de Québec et Le Devoir, ont signé une lettre commune enjoignant au gouvernement Trudeau de légiférer pour encadrer la concurrence déloyale des entreprises du GAFAM (Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft) sur le marché de la publicité numérique. Cette démarche est aussi appuyée par deux des plus importants syndicats de journalistes, Unifor et la Fédération nationale des communications (FNC-CSN), qui ont fait une sortie complémentaire.
Les éditeurs n’abusent pas de ce genre de démarches concertées. S’ils le font, c’est parce que l’effet combiné de la crise des médias et de la COVID-19 les place dans une situation de vulnérabilité. Les publications qui dépendent davantage des revenus de publicité que des revenus d’abonnement souffrent plus que les autres. À cet égard, Le Devoir et The Globe and Mail se trouvent dans une classe à part. Il s’agit, selon toute vraisemblance, des deux seuls quotidiens d’influence dont la chute des revenus totaux n’atteint pas le seuil de 30 %. Par conséquent, ni l’un ni l’autre n’est admissible au programme fédéral d’urgence permettant aux entreprises de tous types d’obtenir une subvention de 75 % de sa masse salariale. Nos pertes de revenus n’en sont pas moins réelles. Le Devoir se voit forcé d’encaisser le choc sans aide fédérale et sans savoir quelle sera la durée de la contraction économique.
Les effets de la pandémie sont conjoncturels, alors que ceux du déséquilibre sur le marché de la publicité numérique sont structurels. Un oligopole accapare près de 80 % des revenus. Et quelle est la réponse des libéraux à ce problème qui affecte aussi la capacité des artistes de tirer le plein potentiel pécuniaire de leur talent ? Un je-m’en-foutisme décontracté. Lors de son passage à Tout le monde en parle, dimanche dernier, le premier ministre Justin Trudeau a déclaré que l’encadrement du GAFAM n’était pas une priorité. Le ministre du Patrimoine canadien, Steven Guilbeault, s’est montré encore plus explicite. « On a un voisin au sud qui peut réagir de façon assez prompte parfois quand il se sent interpellé, a-t-il dit lundi à la Chambre de commerce du Montréal métropolitain. Il n’y a pas énormément d’appétit au sein de notre gouvernement pour se lancer dans de nouvelles guerres commerciales avec les États-Unis. […] Nous croyons qu’une approche concertée serait beaucoup plus facile à faire passer. »
Tout est clair maintenant. Le Canada renvoie la balle dans le camp de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), qui planche sur une réforme très attendue de la fiscalité à l’ère du numérique. Le discours serait rassurant si le Canada assumait un plus grand leadership auprès de l’OCDE sur cette question, mais il a trop peur de l’olibrius de la Maison-Blanche pour agir. En attendant, les proto-États du GAFAM mènent leur travail d’influence auprès de l’OCDE et du gouvernement Trump. Et les nations qui osent passer à l’action, telles que la France et l’Australie, le font sans soutien de leurs alliés dans les pays occidentaux.
Le rapport Yale, sur la réforme des lois canadiennes sur la radiodiffusion, offre une bonne prémisse de réforme, en postulant que tous les acteurs qui tirent avantage du système devraient contribuer à la création et au financement des contenus originaux, sans égard aux frontières. Ce rapport était rempli d’espoir autant pour les médias et le milieu culturel, qui aspirent tous deux à un rééquilibrage dans le partage des revenus issus de la diffusion de leurs contenus sur les plateformes numériques. C’est l’esprit qui anime l’Australie, porteuse d’un courageux projet de loi visant à contraindre Google et Facebook à rémunérer les éditeurs de journaux et de magazines pour l’utilisation de leurs contenus.
Le Canada mise sur programme de crédits d’impôt à la presse écrite de 595 millions sur cinq ans. Près de 18 mois après l’annonce officielle, les sommes promises se font toujours attendre. Elles devraient se matérialiser d’ici la fin de l’année, nous promet-on. Ottawa a annoncé vendredi 428 millions pour la culture, dont 198 millions pour les périodiques, le livre et la musique. Rien de plus pour les grands médias.
Officiellement, le ministre Guilbeault travaille d’arrache-pied pour en faire davantage pour la durée de la pandémie. Les fonctionnaires de Patrimoine canadien cherchent aussi à implanter certaines recommandations du rapport Yale. Officieusement, le ministère du Patrimoine canadien se heurte encore et toujours à l’indifférence et à l’incompréhension du ministère des Finances.
Nous en sommes là, autant dans le milieu des médias que dans celui de la culture, à se contenter de mesures ponctuelles et à appréhender le désastre que provoquera l’abdication de la souveraineté culturelle par le premier ministre Trudeau.
Ce texte fait partie de notre section Opinion. Il s’agit d’un éditorial et, à ce titre, il reflète les valeurs et la position du Devoir telles que définies par son directeur en collégialité avec l’équipe éditoriale.