Masques contre pétrole?

Solidarité oblige, le premier ministre de l’Alberta, Jason Kenney, offre 4,5 millions de masques chirurgicaux, 750 000 masques N95 et 30 millions de gants au Québec, à l’Ontario et à la Colombie-Britannique. Selon M. Kenney, l’Alberta avait vu venir la crise dès l’automne dernier et se retrouve aujourd’hui en situation d’excédent étant donné que la pandémie frappe moins fort chez lui qu’ailleurs. Félicitons d’abord l’Alberta pour sa gestion de la crise et remercions M. Kenney pour ce geste gratuit.

Gratuit ? Hum, pas tout à fait, on l’aura compris, puisque M. Kenney en a profité pour se lancer dans une opération de relations publiques en appui à ses négociations en vue d’obtenir une aide fédérale d’au moins 20 milliards destinée à son industrie pétrolière.

À cause de la pandémie, l’Alberta fait face à la plus grave crise de son histoire contemporaine, le prix du baril de pétrole extrait des sables bitumineux oscillant autour de 5 dollars. L’entente intervenue lundi entre l’Arabie saoudite, la Russie et les États-Unis pour réduire la production mondiale de 10 % paraît bien insuffisante pour faire remonter les prix, étant donné la chute mondiale de la demande de quelque 30 % depuis le début de la pandémie.

Pour être rentables, les sociétés pétrolières ont besoin d’un prix du brut entre 50 $ et 70 $ (US) le baril. Dans son dernier budget, le gouvernement albertain misait sur un baril à 58 $, ce qui ne lui aurait tout de même pas permis d’équilibrer ses finances. Il va sans dire qu’à 5 $, et même à 20 $ le baril, l’Alberta sera privée d’une source de revenus majeure puisque la province a toujours compté sur le pétrole pour s’offrir la charge fiscale la plus basse au pays, tout en dépensant davantage que les autres provinces par habitant.

 

Pendant des années, l’Alberta n’avait aucune dette et pouvait même placer 30 % des redevances pétrolières dans son Heritage Fund, dont elle utilisait une partie du rendement annuel pour financer ses infrastructures. Mais à partir de 1987, ses gouvernements ont plutôt choisi d’affecter la totalité des revenus du pétrole aux dépenses courantes.

Certains prévoient un taux de chômage annualisé de 25 % au deuxième trimestre en Alberta, où des centaines de petites sociétés d’exploitation et leurs sous-traitants fermeront leurs portes.

Après avoir versé des dizaines de milliards en impôts fédéraux au fil des ans grâce à leur pétrole, les Albertains sont aujourd’hui en droit de s’attendre à une aide de la part du fédéral.

Ottawa a déjà dit oui, mais il reste à en préciser la nature. Car pour certains Albertains, il faut non seulement sauver l’industrie pétrolière de la faillite en lui fournissant les liquidités nécessaires pour tenir le coup jusqu’à la reprise, mais il faut aussi profiter de la récession pour accélérer les projets d’infrastructures consacrés à l’exploitation et au transport d’énergie. Ce qui serait une grave erreur, surtout si, pour ce faire, Ottawa devait devenir actionnaire de grandes sociétés en difficulté comme ce fut le cas pour Trans Mountain en 2018, et GM en 2009.

 

La transition énergétique ne signe pas l’arrêt de mort des hydrocarbures qui resteront présents dans notre vie même après la disparition du moteur à essence. Cela dit, ce n’est pas à Ottawa de lui redonner le souffle nécessaire… pour annuler tous les efforts consentis à ce jour en faveur de la décarbonisation de notre économie.

Au contraire, Ottawa doit profiter de cette nouvelle crise mondiale du pétrole pour accélérer la transition du Canada vers une économie carboneutre. L’industrie pétrolière n’étant pas en position de lancer quelque nouveau projet d’investissement que ce soit dans un contexte de prix mondial au plancher pour plusieurs années, il faut en profiter pour annoncer la fin des crédits d’impôts fédéraux à d’éventuels projets d’extraction et de transport. Désormais, seuls les projets de création d’emplois dans la conservation de l’énergie, les énergies renouvelables et la réhabilitation des sites orphelins s’imposent, en Alberta comme ailleurs.

La baisse du prix du pétrole due au confinement de près de la moitié de la population de la planète représente déjà, en elle-même, une menace à l’atteinte des cibles de réduction des gaz à effet de serre. S’il fallait qu’Ottawa consente à suspendre l’application de sa taxe sur le carbone dans le but de relancer la consommation de produits pétroliers, cela annulerait tous les efforts, pourtant modestes, consentis à ce jour pour inciter les consommateurs à changer leurs habitudes.

Un sincère merci pour les équipements de protection sanitaire, M. Kenney. Nous en ferons bon usage.

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