Dix femmes de trop

Dix femmes sont tuées par un conjoint violent chaque année au Québec. Dix femmes de trop. C’est presque une tuerie de Polytechnique par an qui passe sous le radar de notre indignation collective. Relégués au rang de faits divers éparpillés, ces homicides conjugaux suscitent un débat public anémique, sans que leur dimension systémique reçoive sa juste part d’attention.

C’est l’une des raisons principales qui nous incitent à mettre sur pied une vigie des meurtres conjugaux, que nous refusons de qualifier de « drames familiaux », car il faut bien nommer le mal pour ce qu’il est. L’impulsivité, les traumatismes antérieurs du conjoint violent, ses difficultés personnelles, ses problèmes de dépendance ou de santé mentale, ses défis d’intégration sociale ou culturelle ne sauraient atténuer l’impitoyable réalité du meurtre conjugal. C’est la forme extrême du contrôle de l’homme sur la femme, le refus irréparable de l’égalité dans les relations de couple.

S’inspirant donc d’une initiative du quotidien français Libération, Le Devoir recensera tous les homicides de femmes perpétrés dans un contexte de violence conjugale au Québec (www.ledevoir.com/violenceconjugale). Nous raconterons l’histoire des victimes, nous leur redonnerons un visage, un nom et leur dignité. Nous exposerons les failles du filet de protection qui auront contribué à leur perte.

Nous souhaiterions de tout coeur alimenter une « vigie zéro » mais, à la lumière de nos récents reportages, nous savons bien que nos espoirs seront trahis. Il manque au mouvement de dénonciation et de prise en charge de la violence conjugale un élan comparable à celui de #MoiAussi pour les violences sexuelles. « Il n’y a pas eu de choc. Il n’y a pas assez de gens qui se disent que ça n’a juste plus d’allure », résume Ariane Hopkins, coordonnatrice à la maison Nouvelle-Étape.

Triste constat, qui nous amène à remettre en question, sur un air de déjà-vu, l’approche des forces policières et des tribunaux dans la prise en charge et l’accompagnement des victimes de violence conjugale.

Le quart des crimes contre la personne au Québec sont commis dans un contexte de violence conjugale. À Montréal, quatre appels au 911 sur dix concernent des situations de violence conjugale. Il y a des escouades spécialisées dans bien des domaines de nos jours, mais il n’y a pas d’escouade d’intervention en violence conjugale. Étrange omission qui tient à ce vieux fond de culture policière de « combattants du crime ».

Les mentalités évoluent, mais il y a encore trop peu de Fady Dagher, directeur du Service de police de Longueuil (SPL), pour favoriser l’émergence d’une « police de concertation » axée sur la prévention et les besoins des citoyens.

Il est facile de réduire la violence conjugale à des « chicanes de couple ». Mais les interventions dans ce domaine sont au coeur de la mission policière pour assurer la sécurité publique. Les statistiques (10 meurtres et 27 tentatives de meurtre par année) devraient nous persuader de l’urgence d’agir.

Le système judiciaire n’est pas épargné par cette remise en question. Le dernier volet de notre enquête laisse présager qu’une certaine pudeur s’est installée au tribunal de la famille : les termes « conflits parentaux » et « relations orageuses » sont des euphémismes pour dépeindre la violence conjugale, au risque de la banaliser. Et c’est sans parler des difficultés pour les victimes traumatisées et craintives de livrer un témoignage qui permettra d’obtenir une condamnation hors de tout doute raisonnable de l’agresseur.

À Québec, un comité d’experts non partisan, présidé par la ministre de la Justice, Sonia LeBel, doit formuler d’ici l’été ses premières recommandations sur l’accompagnement des victimes d’agression sexuelle et de violence conjugale. Espérons que son travail entraînera une prise de conscience collective et des réformes urgentes.

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