SNC-Lavalin: personne amorale
On ne saura pas quel chemin le Service des poursuites pénales du Canada (SPPC) a emprunté pour conclure une entente avec SNC-Lavalin afin que seule sa filiale SNC-Lavalin Construction plaide coupable à des accusations de fraude entourant le versement de plus de 127 millions en pots-de-vin aux dépens de l’État libyen. Il faut en déduire que le SPPC ne jugeait pas qu’il disposait d’une preuve suffisamment solide pour obtenir la condamnation de l’ensemble du groupe ou d’autres de ses filiales.
L’amende de 280 millions est substantielle. Mais cette reconnaissance de culpabilité permet à SNC-Lavalin d’obtenir ce que lui aurait procuré un accord de réparation, un recours que le SPPC et la ministre de la Justice à l’époque, Jody Wilson-Raybould, l’avaient empêché d’utiliser. La firme évite ainsi qu’on lui interdise, pendant 10 ans, de recevoir des contrats du gouvernement fédéral. Elle voit se dissiper l’incertitude qui planait lourdement sur le groupe. Il y a maintenant un coupable et les activités de génie-conseil de SNC-Lavalin, ainsi que celles de la myriade de ses filiales, à l’exception d’une seule, sont épargnées. Cela vaut de l’or : d’ailleurs, dans la seule journée de mercredi, le titre de la société a gagné 800 millions.
Pour le gouvernement de Justin Trudeau, c’est la fin d’une controverse qui lui a sans doute coûté sa majorité lors des dernières élections. Sur le plan politique, le recours à un accord de réparation était hors de question. Pour le gouvernement de François Legault, c’est aussi une excellente nouvelle, lui qui avait réclamé qu’on évite à SNC-Lavalin l’opprobre d’une condamnation tous azimuts qui aurait compromis l’existence de la société, ou à tout le moins, la présence de son siège social à Montréal, et menacé les milliers d’emplois qu’assure la société au pays. La firme d’ingénierie peut désormais amorcer son véritable redressement.
Comme l’aurait fait un accord de réparation, avec peut-être des conditions plus sévères encore, la personne morale peut continuer ses activités après avoir changé son équipe de direction, payer une amende et instaurer de nouvelles pratiques irréprochables. En principe, les hauts dirigeants impliqués sont condamnés. Le p.-d.g. de SNC-Lavalin, Pierre Duhaime, a été condamné pour abus de confiance, mais dans une autre affaire, celle du Centre universitaire de santé McGill (CUSM) : il n’a pas fait de prison. Dimanche dernier, un cadre de SNC-Lavalin, Sami Bebawi, a été reconnu coupable d’avoir ourdi le stratagème collusoire en Libye, mais il n’a pas épuisé tous ses recours. De son côté, le grand patron de SNC-Lavalin à l’époque, Jacques Lamarre, qui a plaidé l’ignorance, n’a pas été inquiété.
Il ne s’agit pas d’excuser les agissements des dirigeants à l’époque, mais c’était pratique courante pour les grandes firmes occidentales chargées de projets d’infrastructure dans des dictatures ou des régimes autoritaires de verser des bakchichs à des agents, des intermédiaires, qui détournaient une partie de la valeur des contrats au profit des potentats et de leur suite.
Dans le cas de SNC-Lavalin, il semble bien que la firme n’avait même pas besoin d’agents : elle avait accès au chef d’État Mouammar Kadhafi grâce à une relation aussi soutenue qu’onéreuse avec son fils, Saadi Kadhafi. Quelque 50 millions ont servi à amadouer le fils du dictateur. Prostituées, jet privé, yachts, et même des cours particuliers, étaient au menu. Pour la moralité, on repassera.
On apprend aussi que Philippe Couillard, alors ministre de la Santé et des Services sociaux, a accepté, en mars 2008, à la demande de Jacques Lamarre, de livrer un exposé sur le système de santé québécois à Saadi Kadhafi dans les bureaux de la société. Le ministre n’a pas été payé pour ses services, mais il faut rappeler qu’exactement à la même époque, il était à la recherche d’un emploi. Il a quitté son poste en juin 2008 avec un contrat d’embauche en poche, négocié avant son départ et signé par la firme Fonds d’investissement PCP. Pour la moralité, on repassera.
Le comportement de SNC-Lavalin et de ses concurrents, qui ont, en définitive, spolié la population de pays en voie de développement au profit de dictateurs et de leur entourage nous amène à nous questionner sur ces personnes morales, comme on désigne les entreprises, qui sont tout sauf morales. Quand on se permet de considérer les bakchichs comme des frais encourus pour brasser des affaires dans le cours normal de ses activités, dans une logique de « tout le monde le fait, fais-le donc », c’est que quelque chose ne va pas. Autre temps, autres moeurs, espérons-le, car le sens moral, ça vaut aussi pour les entreprises, leurs dirigeants et les ministres.
Ce texte fait partie de notre section Opinion. Il s’agit d’un éditorial et, à ce titre, il reflète les valeurs et la position du Devoir telles que définies par son directeur en collégialité avec l’équipe éditoriale.