Préservons la diversité

Le marché Jean-Talon couve une crise existentielle d’une surprenante intensité. Régime de terreur, poursuites au civil, enquête criminelle, menaces, saccage, vandalisme et risque de mise en tutelle. On se croirait aux mauvais jours de la commission Charbonneau. Comment sortir de ce marasme sans altérer la saveur de ce marché unique en Amérique du Nord ?

Il s’est dit bien des choses sur le marché Jean-Talon. Les uns déplorent qu’il ait perdu son âme en raison de la présence accrue des touristes et d’un déséquilibre entre les producteurs locaux et les revendeurs. Les autres pestent contre les aménagements urbains qui ont accru la complexité du stationnement aux abords du marché. D’aucuns font une fixation sur la vente de bananes et autres fruits exotiques par les revendeurs. Dans une nostalgie du retour aux sources, ils en appellent à une transformation du marché axée sur la vente des produits locaux.

Le marché Jean-Talon n’a pas à souffrir de cette dichotomie entre les revendeurs et les producteurs locaux. Il y a de la place pour les deux, pour autant qu’une place prépondérante soit accordée aux produits du Québec. L’étiquetage sur la provenance des produits serait utile, mais ce n’est pas en déclarant la guerre aux revendeurs que les producteurs locaux s’en porteront mieux. Encore faudrait-il comprendre que leurs difficultés sont en partie attribuables à un manque de relève en agriculture et à la préférence des agriculteurs pour la vente en gros. Bon nombre d’entre eux ne se donnent même plus la peine de fréquenter les marchés publics.

Certes, des améliorations sont possibles, ne serait-ce que pour faciliter la vie des restaurateurs qui s’approvisionnent au marché, et pour mieux encadrer la prolifération des kiosques de restauration qui sont de plus en plus présents d’une année à l’autre. Il y a lieu de se rappeler cependant que la plus grande richesse du marché Jean-Talon est sa diversité. Diversité des produits offerts, des expériences gastronomiques, de la qualité et des prix. Il faut qu’il y en ait pour tout le monde dans un marché public.

Il faut aussi garder à l’esprit que le marché n’appartient pas exclusivement aux citoyens de l’arrondissement Rosemont–La Petite-Patrie. À l’instar du Jardin botanique, c’est un actif régional, pour ne pas dire national. Il doit satisfaire à la fois aux attentes des citoyens qui y font leurs emplettes quotidiennes et à celles des visiteurs de passage.


 

Le retour à l’harmonie sera impossible sans une profonde remise en question de la gouvernance au sein de la Corporation de gestion des marchés publics de Montréal (CGMPM), un organisme à but non lucratif qui gère les 15 marchés de la métropole. En août, les administrateurs ont démissionné en bloc par crainte de subir des représailles. Ce sentiment d’insécurité est fondé. Cet été, le président démissionnaire du conseil, Nicolas Villeneuve, a essuyé des actes de vandalisme dans son verger. Plus de 300 pommiers ont été saccagés, et quelqu’un est entré par effraction dans son domicile. Une enquête policière est en cours.

Le Service de police de la Ville de Montréal (SPVM) enquête également sur des allégations de revente d’espaces et de sous-location des baux à l’insu de la CGMPM. Ces pratiques inacceptables ont été exposées dans le rapport d’enquête du Contrôleur de la Ville de Montréal, Alain Bond, qui fait état d’une perte de contrôle et de lacunes dans la gestion au sein de la Corporation. Les locataires agissent comme si les emplacements leur appartenaient. La Corporation n’arrive même pas à savoir combien de kiosques sont loués, ni à combien s’élèvent les revenus de location.

La Ville de Montréal songe maintenant à reprendre la gestion des marchés publics si un conseil d’administration n’est pas formé rapidement. Ce scénario est loin d’être idéal. L’administration Plante devrait se concentrer sur l’accompagnement de la CGMPM, afin qu’elle se dote de règles de gouvernance exemplaires et qu’elle soit outillée pour mettre fin au marchandage des espaces en catimini.

Le responsable de l’habitation et du développement au sein du comité exécutif, Robert Beaudry, veut aller beaucoup plus loin. Il juge que les revendeurs n’ont pas leur place dans les marchés publics. Il rêve d’un marché idéal accueillant davantage de maraîchers. « Il n’y a pas d’adéquation entre la mission des marchés et ce que la Ville souhaite offrir à la population », dit-il.

Son souhait d’encourager la production locale est noble, mais M. Beaudry n’a pas à se faire l’arbitre des choix des clients. L’administration Plante ne devrait pas profiter de la position de faiblesse et de la désorganisation de la Corporation pour décider elle-même qui a droit de cité au marché Jean-Talon. Tout au plus devrait-elle encourager la saine gouvernance, la diversité et l’équité entre les commerçants.

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