L’allumette dans la poudrière
Dans la liste de plus en plus touffue de ces aspirants politiciens ou politiques élus espérant restreindre le droit des femmes à l’avortement, il faut ajouter deux candidats du Parti populaire de Maxime Bernier, qui ont imaginé un projet de loi criminalisant les interruptions de grossesse au-delà de la 24e semaine.
Les chances réelles d’élection de Laura-Lynn Thompson et de Paul Mitchell, deux Albertains, sont bien minces, ce qui discrédite d’emblée la vie future dudit projet de loi, mais ne justifie pas qu’on l’ignore. Leur idée est soutenue par une trentaine d’autres candidats du Parti populaire, dont deux Québécois. Elle cible les avortements pratiqués au 3e trimestre (une quantité négligeable), et prévoit une peine maximale de cinq ans de prison pour une femme prise en faute, excluant trois contextes particuliers : santé de la mère compromise, grossesse provoquée par un viol, foetus atteint d’une malformation létale.
Dans l’esprit des géniteurs de ce projet, voici le premier pas d’une route menant à l’abolition complète de l’avortement. Cibler le 3e trimestre de grossesse d’abord, terreau de controverse éthique et même médicale ; et viser l’abolition ensuite. À notre journaliste Hélène Buzzetti, le candidat Mitchell confie espérer un « terrain d’entente » qui inclurait les pro-choix. Le candidat québécois Patrick St-Onge, tenant de cette idée, croit que ça pourrait « progresser vers autre chose » ensuite.
L’allumette dans la poudrière, la voilà. Cette manière insidieuse d’ouvrir une petite porte, souvent sans emprunter le portail officiel, mais en se faufilant par l’entrée de service, sans le moindre carton d’invitation. Sur cette question brûlante, voilà la signature officielle du cercle conservateur depuis des lustres. Le chef du Parti populaire, Maxime Bernier, laisse le choix à ses candidats de piloter toute initiative restreignant le droit à l’avortement, mais ça n’est pas une position officielle du parti — M. Bernier a même déjà voté pour la protection du droit à l’avortement dans le passé. Clairement affiché pro-vie, le chef conservateur, Andrew Sheer, adopte le même code de conduite politique : pas de position officielle, pas de volonté claire de remettre en question la décriminalisation de l’avortement gagnée de haute lutte par les femmes en 1988. Mais le champ est libre pour proposer sous forme d’initiative privée toute formule destinée à ébranler un socle.
C’est la loi de la persistance. La politique de la ténacité. Le règne de la répétition. Ailleurs, à commencer par la cour des voisins américains, on est retombé dans la criminalisation de l’avortement en s’enfargeant dans l’anecdotique d’abord, pour bien s’ancrer dans les réformes législatives ensuite. L’Alabama a voté ce printemps la loi anti-avortement la plus restrictive des États-Unis (criminalisation quasi totale, et même dans les cas d’inceste et de viol) et c’est un cas semblable à l’affaire Chantal Daigle c. Jean-Guy Tremblay qui a provoqué une escalade menant à la criminalisation : une poursuite judiciaire intentée contre l’Alabama Center for Reproductive Alternatives par un père (Ryan Magers) outré que sa petite amie se soit fait avorter après six semaines de grossesse.
Lorsque les conservateurs de Stephen Harper étaient au pouvoir, l’énergie avec laquelle certains députés se sont adonnés au dépôt de projets de loi privés visant — souvent par la bande — le droit à l’avortement avait de quoi étonner, voire inquiéter. Il y eut C-510 sur l’interdiction de contraindre une femme enceinte à interrompre sa grossesse. C-484, qui visait la protection juridique des femmes enceintes et des « enfants non encore nés victimes d’actes criminels ». C-537, sur la protection des médecins participant à des actes médicaux contraires à leur religion ou à leurs croyances. C-338 visant l’interdiction des avortements après 20 semaines de grossesse. Et C-543, sur les mauvais traitements infligés aux femmes enceintes.
Aux États-Unis, la coalition politico-religieuse qui se démène pour bafouer la liberté de choix a fait d’immenses gains : dans 28 États américains, des projets de loi visant à restreindre l’accès à l’avortement ont vu le jour. Au Canada, des lobbys pro-vie espèrent faire élire des candidats visant la criminalisation de l’avortement, abriant leur lutte d’un drapé tout noble nommé droits de la personne.
Ce n’est pas sans raison que l’on doit s’astreindre à un devoir de précaution et de prudence. Car elle existe bel et bien, cette frange politique rêvant du jour où les esprits seront mûrs pour un retour à la criminalisation. À ce travail de longue haleine et de persuasion qui s’opère chez ces tenaces, il faut répondre avec une solidité sans faille : non, les droits reproductifs des femmes ne sont pas à brader.