C’est l’heure de la réforme pour la DPJ
Dans une société démocratique, les dérives systémiques qui finissent par plomber les institutions publiques ne se produisent pas d’un coup, comme par enchantement. Elles s’accumulent plutôt avec une désolante régularité, au gré des scandales ignorés, des avanies infligées aux plus faibles et des lacunes récurrentes dans les mécanismes de surveillance et de correction des problèmes. Ainsi en va-t-il de la Direction de la protection de la jeunesse (DPJ) en Estrie.
Son comportement choquant est directement responsable de la mort d’une fillette de 7 ans retrouvée ligotée, séquestrée et négligée au-delà de toute rationalité humaine dans une résidence de Granby. Deux monstres présumés, son père et sa belle-mère, ont été accusés de séquestration. Une accusation de voies de fait graves pèse aussi contre la belle-mère. D’autres accusations plus sérieuses encore sont à prévoir au terme de l’enquête policière.
Le directeur de la DPJ de l’Estrie, Alain Trudel, a indiqué dans les premières heures du drame qu’il avait la cause des enfants « tatouée sur le coeur », en exhortant la population à ne pas faire d’amalgames et à ne pas sauter aux conclusions hâtives. Il a plutôt l’incompétence estampée au front. Le gouvernement Legault a bien fait de le relever de ses fonctions avec solde pour la durée des enquêtes en cours.
Les sévices subis par la fillette étaient connus de la DPJ, notifiée aussi récemment qu’en avril dernier. Petite martyre, mal-aimée et signalée à la DPJ dès sa naissance, l’enfant s’était enfuie avec son petit frère alors qu’elle n’avait que cinq ans, en 2017, pour échapper à la violence ivre de sa belle-mère. Celle-ci a reconnu sa culpabilité à des voies de fait pour l’avoir projetée au sol et l’avoir tirée par les cheveux. Elle a bénéficié d’une absolution.
Sachant tout cela, la Chambre jeunesse de la Cour du Québec a tout de même confié la garde au père, en mai 2018, sur recommandation de la DPJ. Ni la DPJ ni le Tribunal ne pouvaient ignorer les appels de détresse du père. Dans le cadre du procès de sa conjointe, il s’est dit au bord de l’explosion et à court de ressources pour intervenir adéquatement auprès de son enfant troublée et difficile. Les ressources ne sont jamais venues pour ce père à court d’énergie et de compétences parentales.
Les errements de la DPJ de l’Estrie ne surprendront pas les observateurs attentifs du domaine. Dans un jugement rendu en avril dernier, le juge Gaétan Dumas accusait la DPJ de l’Estrie d’abandonner des enfants vulnérables. Dès que des parents étaient engagés dans un conflit judiciarisé, la DPJ refusait d’intervenir dans les dossiers et de fournir des services. Le juge y voyait une abdication de responsabilités et un « chantage institutionnel » éhonté.
La DPJ de l’Estrie est aux prises avec 400 des 3300 signalements en attente d’évaluation au Québec. La DPJ de l’Estrie omettrait-elle de remplir ses obligations légales de protection des enfants par souci d’efficience bureaucratique ? C’est l’une des questions centrales qui sera au coeur des enquêtes à venir. Elles se multiplient jusqu’à en donner le tournis : enquête criminelle sur le père et la belle-mère, enquête du CIUSSS, enquête de la Commission des droits de la personne et de la jeunesse, et enquête publique du coroner sur les causes et circonstances du décès de la fillette.
Le Québec ne peut se contenter de faire seulement le procès du père, de la belle-mère et de la DPJ de l’Estrie. Cette mort tragique interpelle aussi la police, le réseau de la santé et des services sociaux et l’école, car ils savaient tous que les choses ne tournaient pas rond dans cette famille de Granby.
Exception faite des déclarations confuses du ministre délégué à la Santé, Lionel Carmant, le gouvernement a donc réagi avec lucidité. La suggestion du premier ministre, François Legault, de tenir aussi une commission non partisane pour revoir la mission de la DPJ en général mérite d’être étudiée sérieusement par les partis d’opposition. L’enjeu de la protection des enfants les plus vulnérables exige un dialogue national d’une sérénité et d’une sagesse semblables à celles qui ont présidé à l’adoption du régime d’aide médicale à mourir.
Bien au-delà des frontières administratives de l’Estrie, la DPJ est une institution fragilisée par la hausse des signalements (il y en a eu près de 100 000 en 2017-2018) et par des difficultés dans le recrutement du personnel qualifié et des familles d’accueil. À Montréal seulement, la DPJ a enregistré un déclin des familles d’accueil pour les 0 à 5 ans de 900 à 300 milieux de vie.
Lors de la publication récente d’une enquête de La Presse sur la hausse des signalements et le gonflement de la liste des signalements en attente d’évaluation, l’Ordre des travailleurs sociaux et des thérapeutes conjugaux et familiaux du Québec en appelait à une modernisation complète de la DPJ et de ses façons de faire.
Cette corvée nationale est pressante. Il y a déjà une mort de trop.