Ma dignité vaut plus que la tienne

Ce n’est pas un hasard si le juge François Huot a décidé de placer tout au début de son jugement sur la peine du meurtrier Alexandre Bissonnette un extrait des Lettres persanes, de Montesquieu : « La justice élève sa voix mais elle a peine à se faire entendre dans le tumulte des passions. » Un préambule sage, mais douloureux à entendre pour les victimes : le processus judiciaire et la détermination de la peine ne peuvent se résumer au seul déchirement des victimes.

Le meurtrier de la grande mosquée de Québec, Alexandre Bissonnette, est condamné à la prison à perpétuité et ne pourra espérer une libération conditionnelle avant ses 67 ans. Cette peine est lourde. Dans son jugement, le juge Huot ne lésine pas sur les mots pour décrire l’horreur de la funeste soirée du 29 janvier 2017, où six personnes perdirent la vie, cinq autres furent blessées gravement, et trente-cinq personnes furent l’objet de tentatives de meurtre, dont quatre enfants. Cette date, dit-il, sera à jamais inscrite dans notre mémoire en « lettres de sang ».

La tâche moralement ingrate du magistrat consistait à rendre une sentence qui reconnaisse l’horreur du crime, son caractère calculé, froid et raciste ; qui prenne en considération les souffrances incommensurables des victimes ; qui protège la sécurité du public et envoie un message de dissuasion générale. Mais elle devait aussi tenir compte, dans un esprit de proportionnalité dénué de tout ressentiment, de certains facteurs atténuants : aucun antécédent judiciaire chez l’accusé, une vulnérabilité mentale, la reconnaissance de sa culpabilité. Le tout inscrit sur le sacro-saint principe de la réhabilitation, central dans le système de droit canadien.

Pour les survivants dont la vie restera à jamais écorchée par les gestes de Bissonnette, il est intenable d’entendre parler du respect de sa dignité à lui, qui leur a tout enlevé. Mais c’est bien pourtant de cela qu’il est question, et les bases de notre système de droit commandent que la justice criminelle puisse s’écrire sans que la souffrance des victimes l’emporte sur le processus judiciaire. Dans le tumulte des passions, il est difficile de lire la justice, mais ses préceptes doivent primer la clameur populaire.

La poursuite est déçue, car elle espérait la prison à vie sans possibilité de libération conditionnelle avant 150 ans, ce que le gouvernement Harper a rendu possible en 2011 en ajoutant au Code criminel la possibilité des peines cumulatives. Le juge Huot a estimé cette demande « déraisonnable » — elle est absurde en fait, car elle dépasse l’espérance de vie — et contraire aux dispositions de la Charte des droits et libertés.

Le juge n’a pas retenu la mesure traditionnelle (prison à vie et possibilité de libération après 25 ans), la jugeant insuffisante au regard de la portée du crime. Le Code criminel lui imposait de hausser la mise par blocs de 25 ans — 50, 75, 100, 125 ou 150 —, ce qui aurait mené à une peine « cruelle et inusitée » en vertu de la Charte des droits. Il donne donc partiellement raison à la défense, qui contestait la validité constitutionnelle de l’article 745.51 (peines consécutives), mais plutôt que de l’invalider, il l’a… réécrit, causant tout un émoi. Il s’est octroyé la marge de manoeuvre nécessaire pour choisir la peine la plus proportionnelle à ses yeux : 40 ans de prison ferme avant tout passage à la Commission des libérations conditionnelles, ce qui n’est pas un laissez-passer pour la liberté.

« Les juges ne font pas que dire le droit, ils l’élaborent également », écrit le juge Huot. Dans les cercles juridiques, on s’agite. Cette démarche inusitée force l’étonnement, l’admiration, l’indignation. Tiendra-t-elle ? Le risque d’appel est très élevé. On ne peut manquer d’y voir une fronde à saveur politique, car le magistrat n’est pas tendre à l’endroit de l’appareil qui a « choisi de faire preuve d’aveuglement volontaire et de poursuivre son agenda ». Si le législateur avait pris les devants et réformé les peines minimales au lieu de laisser les juges réinventer la justice criminelle, on n’en serait peut-être pas là. À assister, impuissants, à une nouvelle ère du droit où la jurisprudence s’écrira au gré des circonstances, entraînant son lot de disparités et d’incohérences.

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