Éducation: retour en arrière?
Pour quiconque aspire à une compréhension fine des enjeux de l’éducation dans toute leur complexité et leurs contours délicats, il existe au Québec une source d’information riche, indépendante et fabuleuse. Créé dans la foulée du rapport Parent et de sa Commission royale d’enquête sur l’enseignement dans les années 1960, le Conseil supérieur de l’éducation (CSE) est une solide référence et un repère rigoureux, puisant tant dans la recherche que dans l’expertise pratique, et couvrant tous les niveaux d’étude.
Nous espérons vivement que le ministre de l’Éducation, Jean-François Roberge, s’appuiera sur le jugement de cet organe de conseil. Pour quiconque a la curiosité (des reporters en éducation !) et le temps de les lire, les nombreux avis et rapports du CSE offrent un portrait de l’éducation au Québec qui inclut profils historique, financier, statistique et pédagogique, avec, en prime, une perspective sur l’international. Bref, il s’agit d’une mine d’or.
Dans quelques-unes des entrevues que le ministre Roberge a accordées avant le long congé des Fêtes, il fut question de son souhait d’ajouter des classes spécialisées pour répondre aux besoins grandissants des élèves handicapés et en difficulté d’apprentissage et mettre fin à leur « intégration sauvage ». Le ministre, lui-même un enseignant du primaire, vogue ici sur un thème récurrent des dernières années : l’augmentation galopante du nombre de ces élèves aux besoins différents, leur intégration à tout prix, des classes ordinaires qui n’ont d’ordinaire que le nom, des enseignants exténués, des parents insatisfaits et, surtout, des élèves à la réussite chancelante. Cet enjeu est crucial. Mais tout aussi cruciale est la manière de s’y attaquer.
Retour aux classes spéciales ? Glissée entre une promesse de construire plusieurs nouvelles écoles, l’intention d’ajouter une heure d’activité parascolaire par jour, l’avènement prochain des maternelles 4 ans partout sur le territoire québécois et le démantèlement des commissions scolaires d’ici le 1er novembre 202o, l’intention d’augmenter le nombre de classes spécialisées a un air faussement anodin. Si elle se concrétise, cette promesse annonce un changement idéologique majeur au sein du ministère, qui va totalement à contre-courant de ce qui est préconisé — ici et ailleurs — pour améliorer la réussite des enfants.
Il ne s’agit pas du tout de la recommandation que formulait le Conseil supérieur de l’éducation dans un avis majeur produit fin 2017 sur les modes d’adaptation des écoles à la « diversité » de leurs élèves — entendre ici leurs besoins différents. Dans son dernier rapport annuel, publié début décembre, le CSE en reprenait les conclusions principales. Il reconnaît que les défis de l’école se sont grandement complexifiés, au point d’être parfois perçus comme insurmontables, mais il arrive à une conclusion diamétralement opposée à l’idée d’une ségrégation des élèves : il milite plutôt pour l’école « inclusive », une école qui « tire profit de la diversité culturelle, sociale et individuelle et la conçoit comme une richesse ».
De manière concrète, une école qui cesse de médicaliser les difficultés de ses élèves, qui offre du soutien à ses enseignants et qui favorise une approche collaborative — la philosophie du « il faut tout un village pour élever un enfant », ici adaptée à l’univers scolaire. Un pas de plus vers l’intégration, quoi !
Sur le plan du diagnostic, le Conseil et le nouveau ministre semblent partager les mêmes tonalités : Jean-François Roberge parle d’« intégration sauvage » ; le CSE évoque plutôt le fait que dans certaines écoles on a atteint le « point de rupture », ce seuil critique au-delà duquel, après avoir épuisé les ressources, on n’arrive tout simplement plus à réaliser la mission… d’éducation.
Faut-il pour autant remettre à la mode une logique ségrégative qui n’a plus cours dans les sociétés où l’éducation est une « priorité » ? Mais non ! La valse des catégories d’enfants en difficulté — il y eut une époque où on en comptait 33 — ne se danse plus depuis belle lurette, et si un relent de conservatisme demeure, c’est souvent pour s’arrimer aux conventions collectives des enseignants.
Le ministre de l’Éducation le dit sans détour : il a écouté les enseignants. À bout de souffle, exténués de payer le prix d’une intégration à tout prix, rêvent-ils d’une époque révolue où la moindre difficulté ou le moindre handicap valait aux élèves d’être relégués à la classe spéciale ? La solution facile consiste en effet à remodeler les classes en fonction des catégories de difficultés. Mais ce serait moderniser de manière rétrograde. La solution difficile, mise en oeuvre par nombre d’écoles visitées par le Conseil, consiste à raffiner davantage notre modèle inclusif en offrant ressources et soutien aux enseignants, le tout dans le but d’assurer la réussite du plus grand nombre.