Trudeau en Inde: les pieds dans le plat
De gaffe en maladresse, Justin Trudeau a finalement croisé le premier ministre Narendra Modi vendredi. Ce qui n’arrangera rien, le mal étant déjà fait et bien fait. Sa trop longue visite en Inde se résume donc à un beau gâchis. La diplomatie canadienne dans toute sa médiocrité.
Justin Trudeau aurait eu intérêt avant de partir à suivre un cours accéléré en réalité politique indienne. Car la réalité de cette démocratie insolite de 1,3 milliard d’habitants est complexe. Cela l’aurait peut-être aidé à moins mettre les pieds dans le plat.
En lieu et place, il a apparemment cru pouvoir se contenter de faire un défilé de mode comme s’il s’en allait défrayer la chronique mondaine. L’homme blanc qu’il est s’est ridiculisé en se surhabillant comme à peu près jamais les Indiens ne le font, sauf pour les mariages. Cela confinait au déguisement, et ce déguisement l’a décrédibilisé. Il aurait du reste pu avoir l’intelligence d’être un peu moins hindouiste dans sa tenue : si les Indiens sont en effet hindous dans une proportion de 80 %, ils sont aussi d’un pays constitutionnellement laïque. À défaut d’en avoir tenu compte, il a réduit l’Inde à l’idée religieuse et dangereuse que le premier ministre Modi et son BJP (le Parti du peuple) se font de la citoyenneté indienne.
Trêve d’analyse d’ordre vestimentaire. Que M. Modi ait « boudé » M. Trudeau et sa famille à leur arrivée à Delhi la semaine dernière augurait mal du volet économique de la visite. L’Inde et le Canada entretiennent des relations commerciales à hauteur annuelle de 8 milliards, ce qui est modeste. Il n’est donc pas incompréhensible que le gouvernement indien juge plus utile à son développement d’ouvrir les bras aux Chinois, aux Américains et aux Européens. C’est dire qu’Ottawa aurait dû savoir mieux contrecarrer ce déficit d’attention.
Plus difficile à comprendre est le fait que M. Trudeau et son entourage n’aient pas été mieux préparés à faire face à la polémique sur la question sikhe — dont ils ne pouvaient pas ne pas savoir qu’elle planerait sur ce voyage, vu le battage médiatique préalable autour de cet enjeu et les déclarations accusatrices qu’avait faites le ministre en chef du Pendjab, Amarinder Singh, sur les liens qu’entretiennent certains membres du gouvernement libéral avec les cercles canadiens de la communauté sikhe qui défendent le projet indépendantiste du Khalistan. Des liens accrédités par la publication d’informations voulant que Jaspal Atwal, un Sikh reconnu coupable d’avoir tenté d’assassiner un ministre indien en 1986 et par ailleurs militant de longue date du Parti libéral, ait été invité à la réception organisée jeudi au Haut-commissariat du Canada à New Delhi.
L’Inde est une affaire compliquée et violente, remplie de zones d’ombre, de conflits et de manipulations. L’attaque du Temple d’Or à Amritsar par l’armée indienne en mai 1984, suivie de l’assassinat de la première ministre Indira Gandhi quelques mois plus tard et des pogroms anti-sikhs ont laissé des traces dans la conscience nationale. L’Inde a connu jusque dans les années 1990 une vague d’extrémisme sikhe et une répression du mouvement khalistani qui a fait des dizaines de milliers de morts.
Mais le fait est que le soutien populaire au projet d’indépendance s’est largement évanoui au Pendjab, où la crise agricole et l’abus de drogue constituent maintenant de plus pressantes préoccupations. Le fait est que c’est dans la diaspora que la mouvance pro-indépendance, de la plus modérée à la plus radicale, trouve aujourd’hui ses plus importants relais — dans les gurudwaras (temples sikhs) du Canada, de la Grande-Bretagne et des États-Unis.
On imagine mal que M. Trudeau, dont quatre des ministres sont sikhs, ne soit pas au parfum de ces dynamiques, mais on peut soupçonner qu’il choisit de ne pas les voir au nom de calculs électoraux. Ce qui est assez comique de la part d’un premier ministre allergique comme son père au mouvement nationaliste québécois. (Ce qui le serait autrement moins, si cela s’avérait, c’est qu’il se soit permis d’affirmer dans sa conversation avec Amarinder Singh que le mouvement souverainiste québécois représentait un risque de violence…)
En Inde, M. Trudeau se sera donc trouvé pris au piège de sa conception multiculturaliste du Canada. Il aura été rattrapé par la réalité. Dans l’intérêt de ses relations avec le gouvernement indien, il voudra peut-être à l’avenir mieux choisir ses fréquentations.