Les autochtones et la justice: un malaise profond
En fin de semaine, des milliers de personnes sont sorties dans les rues pour manifester leur colère à la suite de l’acquittement d’un fermier blanc de la Saskatchewan, accusé du meurtre non prémédité d’un jeune Cri. Pour les manifestants, ce verdict donnait une fois de plus raison aux autochtones qui ne font plus confiance au système judiciaire.
Le premier ministre, Justin Trudeau, et la ministre fédérale de la Justice, Jody Wilson-Raybould, ont eux aussi réagi au verdict en exprimant sur Twitter leur sympathie pour la famille du jeune Colten Boushie et en déclarant que le Canada « peut faire mieux ». Ces déclarations pour le moins imprudentes, étant donné leurs positions, ont donné l’impression qu’ils mettaient en doute le verdict et s’ingéraient ainsi dans le processus judiciaire réputé indépendant.
Ils ont rejeté ces accusations, disant avoir seulement voulu reconnaître la nécessité de s’attaquer aux problèmes systémiques et à la discrimination auxquels se heurtent les autochtones relativement à la police et au système judiciaire. Ce sont effectivement les véritables enjeux que cette affaire survenue en août 2016 met en relief.
En voici des exemples. La police se serait présentée, armée, chez Debbie Baptiste pour lui annoncer la mort de son fils de 22 ans, tué d’une balle derrière la tête par l’agriculteur Gerald Stanley, qui, lui, a toujours plaidé avoir tiré accidentellement. Le véhicule dans lequel était la victime n’a pas été protégé de la pluie, qui, dans les heures qui ont suivi, a lessivé les taches de sang et effacé les traces de pas.
Et il y a la sélection du jury ! Se prévalant d’une règle de procédure qui permet d’écarter sans justification un candidat juré, la « récusation péremptoire », la défense a rejeté des candidats d’apparence autochtone. Cela a abouti à un jury entièrement blanc dans une province où 16 % de la population est autochtone.
Rien ne dit qu’un jury différent, choisi sans donner l’impression d’exclusion systématique des autochtones, serait arrivé à un autre verdict, mais peut-être que ses conclusions auraient davantage inspiré confiance. Le profond sentiment de méfiance bien enraciné au sein de la population autochtone ne se dissipera pas sans une réforme en profondeur des pratiques policières, judiciaires et carcérales.
Comme l’a dit Debbie Baptiste, en visite à Ottawa pour rencontrer des membres du cabinet en compagnie de deux membres de sa famille, la meilleure façon de rendre justice à son fils serait de procéder à ces réformes.
Cela demandera des années d’efforts, car cette problématique est complexe, mais il faut démarrer quelque part, et certains éléments peuvent être corrigés sans tarder, comme l’élimination de la « récusation péremptoire » du processus de sélection des jurés. Cela a déjà été recommandé par l’ancien juge devenu sénateur Murray Sinclair dans un rapport d’enquête sur le système judiciaire et les autochtones du Manitoba, réalisé en 1999. L’ancien juge de la Cour suprême Frank Iacobucci y a fait écho dans un rapport sur la représentation des Premières Nations sur la liste des jurés en Ontario, en 2013. Même son de cloche, en 1982, de la défunte Commission de réforme du droit. Au Royaume-Uni, cette pratique n’existe plus depuis 1988.
Il ne s’agit pas d’exiger une représentativité parfaite de la population, mais d’éliminer les mécanismes pouvant mener à des résultats discriminatoires, comme c’est le cas pour les autochtones, surreprésentés dans les prisons, mais sous-représentés dans les jurys.
Dans son rapport, Frank Iacobucci écrivait qu’« il y a de meilleures chances que le public perçoive un procès, et, par extension, le système judiciaire tout entier, comme étant équitable si les candidats jurés sont représentatifs de l’ensemble de la collectivité dont ils sont issus ».
La ministre dit vouloir apporter des changements à la sélection des jurés, mais elle refuse de se commettre sur un échéancier. Ce qui n’est pas rassurant, car elle n’est pas reconnue pour son empressement. On attend toujours des correctifs aux réformes conservatrices. Les provinces n’ont toujours pas vu les amendements aux peines minimales qu’on leur avait promis pour le printemps dernier.
Espérons que la mort de Colten Boushie et le dénouement du procès donnent le coup de fouet nécessaire à la ministre pour poser ce premier pas, car ce ne serait que le premier vers ce qui devra être des solutions systémiques.
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