Confusion au tribunal

L’acquittement d’un présumé meurtrier relance le débat sur les imperfections du système judiciaire. L’arrêt Jordan, sur les délais de procès, suscite d’étranges interprétations.

C'est l’émoi dans le monde judiciaire. Un Montréalais accusé du meurtre de sa conjointe, Sivaloganathan Thanabalasingam, vient d’être libéré des accusations portées contre lui. Libre comme l’air pour cause de délais déraisonnables.

Il fallait bien s’attendre à des ratés dans le système judiciaire à la suite du prononcé de l’arrêt Jordan par la Cour suprême, en juillet 2016. Pour sortir le système judiciaire de son indéfendable sclérose, le plus haut tribunal du Canada a fixé la durée maximale d’un procès à 18 mois à la Cour du Québec et dans les autres tribunaux provinciaux, et à 30 mois à la Cour supérieure.

Du jour au lendemain, des criminalistes inventifs ont défriché un nouveau champ du droit, en présentant des requêtes en arrêt des procédures, avec bien peu de succès jusqu’à présent. Leur faculté d’adaptation à la nouvelle réalité contraste avec l’immuabilité du système judiciaire.

L’acquittement de Thanabalasingam, qui attendait son procès depuis près de cinq ans, vient changer la donne. Le Barreau du Québec, le premier ministre, Philippe Couillard, et le juge en chef de la Cour supérieure, Jacques R. Fournier, ont tous exigé que le gouvernement fédéral nomme des juges aux postes vacants à la Cour supérieure. Il est grandement temps qu’Ottawa réponde à la demande urgente et raisonnable du Québec.

Cela dit, l’ajout de juges n’empêchera pas la répétition de catastrophes dans un avenir rapproché. Il faudra des années avant de réformer la culture du système judiciaire, afin d’amener ses principaux acteurs à faire preuve de responsabilité et d’efficacité dans la gestion de leur temps. Des années avant que les gouvernements corrigent le problème du sous-financement du système judiciaire.

Que faire dans l’immédiat ? Surtout, ne pas accepter qu’un présumé meurtrier puisse reprendre le cours de sa vie en toute impunité. La porte-parole du Parti québécois en matière de Justice, Véronique Hivon, a exhorté le premier ministre à recourir à la disposition de dérogation à la Charte canadienne, pour suspendre les droits des accusés et court-circuiter les effets pervers de l’arrêt Jordan. Il s’agit d’un remède d’exception à éviter. La suspension généralisée des libertés civiles, pour des citoyens en attente d’un procès, est une décision qu’il ne faut pas prendre à la légère. Un seul cas d’acquittement, même choquant, ne justifie pas l’utilisation de la disposition de dérogation, que le premier ministre Couillard dépeint comme « l’équivalent de l’arme nucléaire en matière constitutionnelle ».

La Couronne doit porter en appel le verdict d’acquittement prononcé par le juge Alexandre Boucher. Celui-ci a rendu sa décision oralement, avec motifs à suivre, si bien qu’il faudra patienter encore avant de lire son jugement. C’est une curieuse façon de procéder pour une affaire aussi importante.

Le juge Boucher a fait une interprétation ingrate des mesures transitoires prévues dans l’arrêt Jordan, visant à éviter une avalanche d’acquittements pour délais déraisonnables. Les tribunaux sont invités à se montrer plus tolérants à l’égard des délais de procès dans les districts judiciaires où sévissent des « délais institutionnels tenaces et connus ». Le district de Montréal fait partie du lot. Thanabalasingam ne saurait bénéficier d’une situation qui n’est pas la faute de la Couronne.

Cette cause est tout indiquée pour la Cour d’appel, qui pourra baliser la portée des mesures transitoires. De toute évidence, les juges québécois n’en font pas la même lecture. Avant d’exiger la suspension des libertés civiles pour tous, il faut laisser aux tribunaux supérieurs une chance de clarifier ce malentendu.

À voir en vidéo