Nonobstant Jordan?
Après Cazzetta et Coretti, bien d’autres criminels présumés, dont nombre d’agresseurs sexuels potentiels, risquent, dans les prochaines semaines, d’échapper à leur procès de manière tout à fait révoltante. C’est l’effet Jordan, du nom de cet arrêt de la Cour suprême de juillet. Se voulant un électrochoc radical pour annihiler les délais déraisonnables, il est le fruit d’une Cour suprême profondément divisée. Il mériterait peut-être qu’on lui oppose une clause dérogatoire le temps — cinq années — que le système s’ajuste.
L'arrêt des procédures dans le procès Coretti illustre bien la catastrophe redoutée depuis le jugement Jordan de la Cour suprême (CS). En septembre, c’était l’un des Hells Angels les plus influents, Savaltore Cazzetta, qui profitait de l’effet Jordan. Tombé en juillet, ce jugement de la CS entend limiter les délais dans le cadre de procès criminels. Précisant la portée de l’article 11 b) de la Charte des droits et libertés (le droit « d’être jugé dans un délai raisonnable »), il fixe la durée maximale d’un procès : 18 mois pour ceux se tenant devant la Cour du Québec ; 30 mois pour la Cour supérieure. Les cinq juges de la majorité étaient assurément bien intentionnés : un procès qui met trop de temps à se conclure constitue absolument un déni de justice.
De bonnes intentions, l’enfer en est toutefois pavé ! Et avec tous ces procès avortés, que de travail gaspillé ! Au premier chef, celui des policiers et des procureurs de la Couronne. Jeudi, le nombre de requêtes en arrêt des procédures était estimé, au Québec seulement, à 153 ! Excluant celles sous ordonnance de non-publication. Véritable épidémie, voire « hémorragie » judiciaire, selon le mot de la députée Véronique Hivon. Hémorragie que craignaient justement les quatre juges de la minorité dans Jordan, lesquels parlaient de décision « injustifiée et imprudente » risquant de conduire à l’avortement de « milliers de procès ». Puissante dissidence où l’on soutient entre autres qu’en fixant des « plafonds numériques », la Cour a outrepassé son rôle et écarté « une trentaine d’années de jurisprudence ».
Que peut faire le gouvernement ? La ministre de la Justice, Stéphanie Vallée, jurait jeudi en Chambre ne pas être « assise sur [s]es mains ». Sa rhétorique avait du reste de bien risibles assises. Entre autres lorsqu’elle blâma le gouvernement Bouchard pour avoir trop tardé à nommer des juges… il y a près de 20 ans ! Mme Vallée se prétend très active. On a envie de la croire, mais le Plan d’action : pour une justice en temps utile, qu’elle a cosigné le 3 octobre avec huit autres acteurs clés du système judiciaire, n’a rien de convaincant. Il s’agit d’un catalogue en six axes contenant bien peu de mesures concrètes à effet immédiat.
Il faut sans doute, à moyen terme, changer la « culture de complaisance » à l’égard des délais, que fustigeaient avec raison les juges de la majorité. Les mesures du Plan d’action aideraient sans doute à y arriver. Mais il y a plus urgent : à court terme, il faut agir énergiquement pour empêcher qu’une centaine de présumés criminels échappent à leur procès. Résigné, le Directeur des poursuites criminelles et pénales (DPCP) a déjà commencé à faire un tri dans les causes ; à en abandonner certaines où les requêtes en arrêt des procédures sont susceptibles de réussir ; à privilégier celles où il y a des victimes en chair et en os.
Comme le font remarquer les partis d’opposition, si la ministre Vallée n’avait pas imposé des compressions au DPCP, les délais seraient peut-être déjà moins grands. Actuellement, au contraire, il faudrait débloquer un budget de crise : ramener des juges à la retraite, augmenter le nombre de greffiers, allonger les heures d’ouverture des palais de justice, etc. Mais la ministre a déjà dit qu’elle n’avait pas de sous pour cela.
Une autre voie est possible : invoquer la clause dérogatoire. Le gouvernement devrait explorer cette possibilité d’adopter rapidement une loi précisant en substance que l’administration de la justice se fait au Québec nonobstant l’article 11 b) de la Charte canadienne. Puisque la clause dérogatoire doit être renouvelée tous les cinq ans, le système judiciaire pourrait ainsi se donner du temps afin de s’ajuster aux « plafonds numériques » imposés par une faible majorité de la CS cet été. La dérogation fut diabolisée au Canada anglais ; de même maintenant au sein du Parti libéral du Québec. Pourtant, comme le juriste Guillaume Rousseau est venu l’expliquer à la ministre Vallée en commission parlementaire au début du mois, le gouvernement Couillard, en 2014, a proposé et fait adopter la loi 12 sur « certains régimes de retraite du secteur public », laquelle contient pas moins de cinq clauses dérogatoires. Éviter que des criminels échappent à la justice : l’argument pourrait justifier aisément une dérogation.