Dans les bras de l’oncle Sam

La visite du premier ministre indien, Narendra Modi, la semaine dernière à Washington confirme et concrétise l’alignement géopolitique de Delhi sur les États-Unis. Dans l’histoire de l’Inde indépendante, c’est une conversion remarquable. Et non sans périls.

Il est symboliquement parlant que Narendra Modi se soit arrêté au premier jour de sa visite aux États-Unis au cimetière militaire d’Arlington, en Virginie, et qu’il ait rendu hommage aux « braves soldats de ce grand pays ». En effet, les Indiens et leurs leaders, marqués au fer rouge par plus de 150 ans de domination coloniale britannique, ont depuis longtemps développé une antipathie viscérale pour l’interventionnisme militaire occidental. Pour avoir été les « mercenaires » de l’Empire britannique en Birmanie, en Chine, en Afrique et ailleurs, les Indiens ont profondément intégré l’idée, l’indépendance venue en 1947, qu’ils ne se mettraient jamais au service d’une autre grande puissance — américaine en l’occurrence.

Il semble que M. Modi soit en train d’enterrer cette colonne du temple de la politique étrangère du pays. Auquel cas le changement qui s’opère est saisissant. Il est vrai que l’Inde a eu tendance à se rapprocher lentement mais sûrement des États-Unis depuis l’effondrement de l’URSS, il y a 25 ans. Mais M. Modi, arrivé au pouvoir il y a deux ans à la tête d’un parti « national-religieux », vient donner un coup d’accélérateur à ce processus d’intégration. Du symbole d’Arlington aux pourparlers tenus à Washington, Narendra Modi et Barack Obama ont ainsi affirmé, dans leur communiqué final sur les relations indo-américaines, « la convergence croissante de leurs perspectives stratégiques » et « ont insisté sur le besoin de continuer de s’investir étroitement dans la sécurité et la prospérité de l’un et l’autre ».

Concrètement, les deux gouvernements « convergent » dorénavant de façon marquée sur le plan militaire avec, à la clé, l’autorisation accordée aux troupes américaines d’utiliser les bases de l’armée indienne. En outre, les États-Unis reconnaissent maintenant l’Inde comme partenaire majeur en matière de défense, ce qui se trouve du coup à donner à Delhi un accès sans précédent à l’acquisition d’équipement militaire américain ultrasophistiqué. Et donc, bien entendu, à donner un coup de pouce à l’industrie de l’armement américaine face à la Russie, dont l’Inde demeure le premier client.

L’Inde, engagée dans une vaste opération de modernisation de ses armées, est à l’heure actuelle le principal importateur d’armes au monde. Il y a « course aux armements » dans l’ensemble de l’Asie : elle se décline en Inde sur fond de croissance stupéfiante du PIB depuis 15 ans — mais dans une réalité socio-économique où plus de la moitié de la population indienne de 1,3 milliard d’habitants vit toujours dans une pauvreté épouvantable. Cherchez l’erreur.

 

Une partie de cette rupture avec le passé et de la volonté indienne de jeter les bases d’une nouvelle « convergence stratégique » est tributaire de considérations immédiates. Sont-elles bonnes conseillères ?

Il y a la hantise que le Pakistan accroisse son influence sur l’Afghanistan, une fois les troupes américaines parties. Aussi, dans son allocution au Congrès mercredi dernier, M. Modi a-t-il prié les États-Unis de rester militairement en Afghanistan. Ce qui n’est pas sans ironie : il y a presque exactement 31 ans, le premier ministre Rajiv Gandhi défendait, à la même tribune, l’intervention soviétique en sol afghan…

Il est clair, ensuite, qu’à se laisser enlacer par l’oncle Sam, M. Modi adhère à l’idée que l’Inde se fasse pivot — ou pion — dans la stratégie américaine consistant à endiguer l’influence de la Chine. Qui dit, néanmoins, qu’à se coller sur les États-Unis, Delhi améliorera sa posture face à Pékin ? En toute logique, le plus plausible n’est-il pas que la Chine, loin de se laisser intimider, réagira en s’investissant encore davantage, militairement et économiquement, dans sa relation déjà étroite avec Islamabad ?

Delhi veut croire que l’Inde a remplacé le Pakistan dans le coeur des États-Unis. Que les relations entre Washington et Islamabad se soient empoisonnées, c’est l’évidence. Il est nettement plus vraisemblable cependant que la défense des intérêts des États-Unis continuera de passer par l’un et l’autre. Avec le résultat que M. Modi finira peut-être par regretter de ne pas avoir conservé, face à son ami américain, une plus saine distance.

À voir en vidéo