Un métier plus difficile qu'on ne pense (mai 1973)

Le lâche attentat commis mardi soir contre la personne du journaliste Jean-Pierre Charbonneau a semé, comme il fallait s'y attendre, la consternation dans un grand nombre de milieux.

Notre société est habituée à la violence. Celle-ci s'y est manifestée depuis quelques années sous les formes les plus diverses. Elle n'avait pas encore pénétré, cependant, dans ces sanctuaires de la démocratie que sont les salles de rédaction des journaux. Les journalistes côtoient chaque jour la violence. Elle leur reste néanmoins la plupart du temps extérieure. L'événement de mardi leur rappelle que, citoyens comme tout le monde, ils n'échappent pas à un attentat dont ils constatent journellement l'inquiétante prolifération.

Quant aux consommateurs de journaux — qu'il s'agisse des hommes publics ou des citoyens ordinaires — ils sont volontiers pris l'habitude de critiquer les journalistes ces dernières années. Et Dieu sait que les conditions dans lesquelles il faut produire chaque jour un quotidien fournissent matière à critique. En quelques heures, souvent même quelques minutes, sans considération des mille et une raisons qui l'inciteraient souvent à attendre, le journaliste doit régulièrement résumer des événements complexes, juger des situations déroutantes, proposer des solutions. Qu'il se glisse dans son travail des imprécisions, parfois aussi des injustices, cela est d'autant plus inévitable que l'on entre dans cette profession et que l'on en sort dans des conditions fort différentes de celles qui prévalent dans des professions moins intimement reliées à l'exercice des libertés les plus fondamentales du citoyen.

On oublie trop souvent, en contrepartie, que le journaliste travaille dans des conditions très exigeantes. En raison de ses heures irrégulières et de l'effort de recréation de soi qu'il exige dans cesse, ce métier est lun des plus épuisants qui soient. On savait déjà que rares sont ceux qui peuvent y faire une carrière complète. On savait aussi que les santés démolies ou amoindries n'y sont pas rares. On se fait aujourd'hui rappeler que le journaliste qui veut exercer consciencieusement son métier est plus exposé que bien d'autres aux hasards ou aux coups calculés de la violence.

L'attentat dont il a été la victime a valu à Jean-Pierre Charbonneau de nombreux témoignages de sympathie venus aussi bien des milieux politiques que des milieux les plus humbles. En voulant exprimer leur solidarité envers un journaliste dont le courage et la probité sont exceptionnels, plusieurs ont peut-être voulu dire du même coup qu'ils venaient de découvrir sous un jour nouveau une profession dont on est trop porté à ne voir que les côtés faciles et colorés.

L'agresseur de Jean-Pierre Charbonneau a-t-il agi seul, de sa propre initiative? Était-il le porteur d'un «message» en provenance de milieux auxquels notre camarade, par son travail professionnel, portait un intérêt particulièrement averti?

Certains journaux n'ont pas hésité, dès la première heure hier matin, à suggérer sinon à proclamer carrément, un lien direct entre l'événement de mardi et le fait que Jean-Pierre Charbonneau se spécialise au Devoir dans les questions reliées au crime organisé. deux porte-parole syndicaux, MM. Fernand Daoust et Alain Brabant, versaient, plus tard dans la journée, dans le même travers. Il se peut que l'enquête policière confirme ces soupçons. Pour l'instant, toutefois, il sera plus sage de ne fermer la porte à aucune hypothèse et d'éviter toute exploitation de préjugés courants qui pourrait entraîner l'opinion sur des fausses pistes.

Au cours de son travail, le journaliste apprend à ne rejeter aucune hypothèse, à ne jamais préjuger des résultats d'un travail bien fait. Il sait aussi que les occasions qui lui sont fournies, souvent à son insu, de faire mal à quelqu'un, de déranger des intérêts obscurs, sont multiples. Il sait enfin que les malades ne font pas défaut dans notre société et qu'il suffit parfois d'une cervelle dérangée pour engendrer les pires tragédies.

Autant l'hypothèse d'un lien possible entre le sort qu'on a voulu infliger à Jean-Pierre Charbonneau et le travail périlleux qui lui était confié doit être scrutée avec soin, autant il faut se garder de rejeter a priori d'autres hypothèses moins spectaculaires qui pourraient également être vraies.

L'heure est à l'enquête de la police. Celle-ci est mieux placée que quiconque pour savoir que certaines hypothèses, dans ce cas-ci, sont plus plausibles que d'autres. On n'aidera sûrement pas son travail en cherchant à utiliser l'événement de mardi afin de vendre des journaux en plus grande quantité ou de la conscrire au service d'une faction ou d'une thèse particulière.

En ce qui nous touche, nous n'avons qu'une ligne de conduite, qui nous fut tracée par notre fondateur: «Fais ce que dois».

Nous considérions hier comme un devoir inaliénable d la presse libre la fourniture d'une information précise et abondante sur l'activité du crime organisé. Nous estimions que, conduite à l'intérieur de certaines règles, l'enquête actuelle de la Commission de police du Québec pouvait être très utile à cette fin.

Notre conviction reste la même aujourd'hui. Jean-Pierre Charbonneau jouissait de l'appui souvent réitéré de la direction du journal dans la poursuite de son travail. Il en ira de même de celui qui sera temporairement appelé à le remplacer.

Les hommes individuels ne sont certes pas insensibles aux actes de violence qu'on commet sous leur nez, non plus qu'aux menaces dont on ne craint pas de les asperger. dans un cas comme Le Devoir, la force, la continuité et l'intégrité de l'institution suppléent cependant à ces faiblesses compréhensibles.

Après avoir plus ou moins ignoré pendant quelques années les problèmes reliés au crime, à la police et à la marche de la justice, Le Devoir a recommencé depuis deux ans à s'y intéresser de près. ce renouveau d'intérêt coïncidait avec l'arrivée dans la maison d'un jeune reporter que sa préparation destinait à ce secteur difficile. Il coïncidait aussi avec une recrudescence évidente de la criminalité dans plusieurs secteurs.

Une démocratie ne survit qu'en se lubrifiant sans cesse, qu'en se nettoyant au fur et à mesure des éléments de corrosion qui viennent en alourdir la marche. Le rôle de la presse dans ce processus est irremplaçable. C'est parce qu'il a très bien illustré ce rôle que Jean-Pierre Charbonneau peut aujourd'hui compter sur la sympathie de milliers de ses concitoyens. c'est aussi pour cette raison qu'il peut compter sur la solidarité de ses collègues du Devoir et de toute la presse montréalaise.

Claude Ryan

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