Des armes et de l’opium
Les talibans afghans ont annoncé mardi le début de leur « offensive du printemps » —, en même temps que s’amorcent les récoltes, immensément utiles à l’effort de guerre, du pavot à l’opium. Jamais, depuis leur renversement en 2001, les talibans n’ont été en pareille position de force, sont obligés de reconnaître les généraux américains.
Fin septembre 2015, les talibans avaient brièvement pris la ville de Kunduz, dans le nord du pays. Succès éphémère, néanmoins important, du moins sur le plan symbolique, comme c’était la première fois qu’ils s’emparaient d’une capitale provinciale depuis le début de la guerre lancée par les États-Unis et ses alliés dans la foulée du 11-Septembre. La prise de cette ville de 300 000 habitants était en tout cas venue doucher le mensonge américain voulant que la pacification du territoire afghan ait progressé malgré tout. Après quoi le président Obama s’était rendu à l’évidence qu’il ne pourrait pas ramener à la maison les 10 000 GI qui s’y trouvent encore avant la fin de sa présidence, en janvier 2017, comme il l’avait promis.
Un bourbier en chassant un autre dans les bulletins de nouvelles, de l’Irak à la Syrie, il reste que la situation dans laquelle se trouve la société afghane demeure terriblement violente et bloquée, et que le projet d’État de droit dont l’Occident aime tant draper ses interventions militaires à l’étranger n’a jamais été qu’une vue de l’esprit.
Les talibans sont ces jours-ci aux portes de Lashkar Gah, capitale de la province d’Helmand, qui est aussi la première région productrice au monde d’opium et d’héroïne. Ce qui n’est évidemment pas un hasard, comme le commerce du pavot, dont la récolte vient de commencer, est devenu une formidable et essentielle source de financement pour les talibans. Quelque 90 % de la production mondiale d’opium est afghane et les deux tiers de cette production proviennent d’Helmand, province du Sud-Ouest collée sur la frontière du Pakistan. D’importants efforts d’éradication du pavot ont été faits ces dernières années, non sans succès. Or, signe de pourrissement chronique de la situation sécuritaire, pourrissement qui se mesure en milliers de morts parmi les forces gouvernementales, les autorités ont renoncé cette année à mener des opérations d’éradication devant l’avancée des talibans, qui contrôlent maintenant la moitié du territoire provincial.
Qu’elles renoncent serait également le signe qu’en parallèle, la corruption qui gangrène la police et l’armée a pris des proportions que le nouveau président Ashraf Ghani, élu en 2014 sur promesses creuses de mise en ordre institutionnelle, n’arrive pas à endiguer. C’est ainsi que le nouveau chef de la sécurité au ministère de la lutte antidrogue, le major Alokozai, aurait apparemment acheté son rang et son poste — puisque de tels postes sont monnayables en Afghanistan — pour la somme impressionnante de 100 000 $US, selon un récent papier du New York Times. Ce qui donne à penser, plausiblement, que ce monsieur manifestement peu qualifié aurait été soudoyé pour que soient annulés les programmes d’éradication.
Ce qui fait que le projet de nation building que les néoconservateurs de l’ex-président George W. Bush et qu’un certain nombre d’ONG faisaient miroiter dans les années 2000 aux opinions occidentales s’en va à vau-l’eau, si tant est que ce projet ait déjà été viable.
Dans les circonstances actuelles, les talibans afghans, qui sont apparemment très divisés sur la question, ont au fond peu intérêt sur le plan tactique à accepter d’ouvrir des négociations de paix avec le gouvernement pro-occidental de Kaboul. D’autant que leur rigorisme ne les empêche pas de disposer de larges soutiens culturels et religieux au sein de la société — une société conservatrice, patriarcale, tribale, majoritairement rurale… Ils continuent toujours, d’autre part, à bénéficier de l’appui, plus ou moins trouble à vrai dire, de cercles influents au sein de l’armée et des services de renseignement du Pakistan voisin.
Et c’est donc dans ce climat délétère, auquel se mêle le groupe État islamique de manière « virale », selon un rapport d’experts de l’ONU, que les talibans viennent de lancer leur « offensive du printemps ». Et qu’ils peuvent toujours penser que leur machine de guerre les ramènera au pouvoir.