Plaidoyer pour l’avenir

Aujourd’hui prend fin mon mandat de directeur du Devoir. J’y suis entré comme journaliste il y a 42 ans, et pendant ces années j’ai pu suivre l’évolution de notre société. En guise de conclusion, quelques interrogations et observations, quelques inquiétudes aussi sur le Québec d’aujourd’hui et de demain.

Dans le premier numéro du Devoir, le 10 janvier 1910, Henri Bourassa avait intitulé son éditorial « Avant le combat ». Il savait que la suite serait cela, un combat. Un combat permanent pour l’avenir de la langue française et de la nation canadienne-française en terre d’Amérique qui était au coeur de ses préoccupations. Plus tard, un autre Bourassa, Robert, appellera cela la recherche de la « sécurité culturelle » des Québécois. Si aujourd’hui celle-ci est certainement plus grande qu’il y a 106 ans, il y aura toujours un point d’interrogation.

Le fil qui nous retient Québécois à cette terre d’Amérique est d’abord cette langue, le français, qui façonne notre vie. La spécificité du Québec, son caractère distinct, le Québec qui forme une nation, tout cela tient d’abord à cette langue pour laquelle les francophones de ce pays ont mené des batailles historiques qui n’ont pas été toutes gagnées. Le savent bien les francophones hors Québec, encore réduits à de longues batailles judiciaires pour la reconnaissance de leurs droits.

Ici au Québec, le français a fait des progrès immenses depuis l’adoption de la loi 101, qui a donné un sens au concept de sécurité culturelle. Ce fut un acte fondateur. Elle a fait du Québec un État officiellement français où la langue de la justice, des services publics, du travail, de l’enseignement, exception faite des droits acquis des Anglo-Canadiens, est le français. Elle a rendu les Québécois confiants en leur avenir et a permis la formidable explosion des arts et de la culture, qui ont pu se développer dans un environnement où les Québécois assument leur différence et leur spécificité.

Devrait-on croire que le français n’est plus menacé aujourd’hui ? Si la « grosse maudite Anglaise (de chez Eaton), qui ne parle pas français » est un lointain souvenir, il faut être aveugle et sourd pour ne pas voir la progression de l’anglais à Montréal et la région métropolitaine qui se constate tous les jours dans les commerces. Les causes ne sont pas les mêmes qu’autrefois. Les Anglo-Québécois ne sont pas en train de reprendre le terrain perdu, ce sont plutôt ceux que les spécialistes appellent les allophones qui résistent à leur intégration à la majorité francophone. Il y a 200 000 néo-Québécois qui ne parlent pas le français, soit 20 % de la population immigrée, ce qui n’est en rien surprenant puisqu’une majorité des nouveaux arrivants refusent de suivre les cours de français qu’on leur offre.

Nous avons fait le choix comme société de faire appel à l’immigration. Il en va de la vitalité démographique et économique du Québec. Le paradoxe est que si nous avons besoin de cette immigration, elle contribue par ailleurs au déclin du français. Avant de rendre les immigrants responsables de cette situation, il faut plutôt se demander si collectivement nous prenons les moyens pour que le français soit la vraie langue commune, pour qu’il soit la langue de travail. La réponse est non. Ou tout au moins, reconnaissons qu’on ne fait pas les efforts nécessaires. Pour toutes sortes de bonnes et mauvaises raisons, nos gouvernements successifs ces 20 dernières années ont temporisé, refusant de renforcer la loi 101, refusant de soumettre les petites entreprises à cette loi, réduisant les budgets alloués à l’intégration linguistique et culturelle des nouveaux Québécois. Oui, des progrès ont été réalisés, mais ils demeurent fragiles. Très fragiles.

 

La recherche d’une plus grande sécurité culturelle pour les francophones a conduit le Québec, cela depuis Honoré Mercier, à rechercher une plus grande autonomie politique. Au fil des décennies, il s’est donné un statut particulier sans le nom au sein de la fédération canadienne. Maurice Duplessis amorça le mouvement autonomiste avec la récupération des impôts. Les libéraux de Jean Lesage le poursuivirent avec le « Maîtres chez nous » dont l’aboutissement, pour certains, devait conduire à la souveraineté. Proposée à deux reprises par René Lévesque puis par Jacques Parizeau, elle fut refusée chaque fois. L’échec de 1980 ouvrit la porte au rapatriement de la Constitution et à la mise au ban constitutionnelle du Québec. La tentative ratée de réparation que fut l’accord du lac Meech donna une deuxième chance au projet souverainiste. Ce deuxième échec laissa le Québec et le Canada anglais plus que jamais deux solitudes, campées dans leur indifférence. Depuis, plus rien ne se passe.

Plus rien ne se passe parce que les Québécois sont devenus indifférents à ce débat. Non pas que le projet souverainiste ne soulève plus leur adhésion, mais parce que le Parti québécois qui en est le porteur historique n’arrive pas à lui donner une nouvelle dimension. Parce que le mouvement est éclaté et se perd dans des débats stériles, quand ce n’est pas dans des luttes intestines. Ce mouvement a besoin de retrouver ses repères et de refaire son unité. Il faudra y mettre le temps et accepter de faire passer « la patrie avant le parti ».

Le gouvernement libéral de Philippe Couillard est celui qui, dans l’histoire contemporaine du Québec, participe le moins à cette volonté autonomiste. Qu’il voie l’avenir du Québec au sein de la fédération canadienne est un choix conséquent pour un gouvernement fédéraliste. Ne l’est pas par contre l’absence de volonté réelle de corriger la mise au ban constitutionnelle de 1982. Il y a là une obligation morale que ce gouvernement semble préférer oublier. En l’occurrence, l’oubli est en train de conduire à l’acceptation de facto de la Constitution. Laisser cela se faire serait un reniement de notre histoire.

 

Un des premiers gestes que le gouvernement de Jean Lesage a posés au lendemain de l’élection de 1960 fut la création de la commission Parent, avec mandat de revoir tout notre système d’éducation. C’était en mars 1961. Le geste était symbolique. La Révolution tranquille qui allait transformer la société québécoise ne pouvait avoir de sens que si elle ouvrait grand les portes des écoles, des collèges et des universités. Combien de fois les politiciens de toutes couleurs n’ont-ils pas dit et répété que la clé de la prospérité individuelle et collective était l’éducation… pour vite passer à un autre sujet. Pour faire autant que le font les autres provinces canadiennes en moyenne, le Québec devrait ajouter 1,5 milliard à ses budgets d’éducation, nous disaient récemment les auteurs du rapport « Productivité et prospérité au Québec. Bilan 2015 ». À la place, le présent gouvernement a réduit le budget du ministère de l’Éducation et de l’Enseignement supérieur.

S’il en est ainsi, c’est que dans l’esprit de nombre de Québécois, l’éducation n’est pas non plus une priorité. Un sondage réalisé en 1999 par Le Devoir avait créé la stupéfaction dans le monde de l’éducation alors qu’un Québécois sur deux ne croyait pas au dicton « qui s’instruit s’enrichit ». Cette perception n’a guère changé. Quand on voit la persistance du décrochage scolaire, une prise de conscience collective s’impose. Peu importe les choix que nous ferons comme société quant à notre avenir politique, l’éducation sera toujours la pierre d’assise d’une société libre.
 

 

J’ai souvent écrit que Le Devoir est une oeuvre collective. Dès le début de son histoire, ce journal a été le fait de la volonté commune de ses artisans et de ses lecteurs, qui depuis un siècle ont cru à une parole indépendante et libre. Qui ont cru à un espace porteur d’une vision de justice, d’égalité et de défense des intérêts collectifs de cette société francophone en Amérique du Nord. Qui ont voulu qu’il soit une force de changement.

Ce journal est résilient. À 106 ans, c’est le moins que l’on puisse dire après toutes les difficultés qu’il a eues à surmonter. Aujourd’hui il est, comme tous les médias traditionnels, forcé par les mutations technologiques de s’adapter à ces changements et aux fluctuations du marché de la publicité. Cela entraîne des difficultés qui sont l’occasion d’un renouvellement. Je n’ai aucun doute, ce journal a un avenir, car cette volonté commune de ses artisans et de ses lecteurs est plus forte que jamais. J’ai eu l’occasion de saluer tout le personnel de la maison et les membres du conseil d’administration qui m’ont accompagné. À vous, lecteurs, maintenant, de recevoir mes remerciements pour votre présence quotidienne et le soutien que vous nous avez apporté à travers les Amis du Devoir. À tous, toute ma reconnaissance.

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