Signes de dérive

C’est la démocratie indienne sous ses plus mauvais auspices. Depuis quelques mois se multiplient les cas de lynchage antimusulman et les attaques d’extrémistes hindous contre des personnalités qui défendent l’héritage laïque du pays. Signes très inquiétants de dérive sectaire, que le nouveau premier ministre, Narendra Modi, accueille avec un silence tacite.


Il était malheureusement entendu que l’élection de Narendra Modi, en mai 2014, risquait de rallumer le feu de l’intolérance religieuse en Inde. On en voit aujourd’hui surgir les bûchers. Le tsunami électoral qui a donné une majorité des sièges à son BJP (Parti du peuple indien, droite) a porté M. Modi au pouvoir sur promesses de progrès économique « pour tous », de remise en ordre de l’appareil d’État et de lutte contre la corruption après les années de scandales vécues sous l’ex-gouvernement du Parti du Congrès.

Mais il n’échappait à ses partisans que son projet de gouvernement allait en sous-main reposer idéologiquement sur les positions ultrahindouistes, et donc pétries de sentiments antimusulmans, qu’il avait toujours défendues dans le passé. En campagne, cet homme charismatique, fin politicien, aura donc pu faire l’économie du fond de sa pensée religieuse, une omission dont une grande partie de son électorat se sera parfaitement bien accommodée.

La question était de savoir si, une fois devenu premier ministre, il saurait ou s’il voudrait tenir en laisse les tendances fondamentalistes qui forment le coeur de l’organisation du BJP. M. Modi a beau ne pas encore avoir franchi le cap de mi-mandat, il reste que tardent à se concrétiser ses promesses de décollage de l’emploi — dans un pays où la moitié des 1,3 milliard d’habitants a moins de 30 ans et où l’économie de survie demeure le modus operandi de centaines de millions de personnes. Résultats d’autant plus décevants que le pays continue d’enregistrer des taux de croissance qui sont parmi les plus élevés au monde.

En fait, M. Modi demeure à ce jour très populaire, au pays comme dans la diaspora. Mais à laisser le climat social se détériorer, et à vouloir manifestement l’instrumentaliser, il compromet non seulement les efforts de développement économique, qui ont besoin d’être menés avec plus de cohésion, mais aussi la qualité d’une vie démocratique indienne qui, pour incroyablement dynamique qu’elle soit, reste facile à déstabiliser.

Car détérioration il y a. Elle se décline notamment en meurtres de musulmans lynchés par des fanatiques pour avoir insulté l’hindouisme en consommant de la viande de boeuf. En août, un vieil universitaire, critique de l’idolâtrie hindouiste, a été abattu au Karnataka sur le pas de sa porte. Et ainsi de suite. Cette violence se conjugue à une purge en règle des voix laïques dans les institutions publiques. L’une des principales cibles du nouveau gouvernement est l’héritage de Jawaharlal Nehru, premier premier ministre de l’Inde et père du « sécularisme » indien. En septembre, le gouvernement a annoncé son intention de renommer le Musée Nehru, à New Delhi, et d’en modifier la vocation afin de mettre en valeur, comble de la petitesse, les réalisations de M. Modi…

Il y a aussi résistance, évidemment. Cette régression des libertés a donné lieu à un véritable soulèvement du monde intellectuel. Des centaines d’écrivains, de cinéastes et d’universitaires se sont braquées contre ce climat d’intolérance en rendant les prix qui leur avaient été décernés par des institutions gouvernementales. Ensuite, dimanche dernier, les électeurs du Bihar lui ont servi une extraordinaire rebuffade en élisant massivement à la tête de cet État une alliance de partis laïques anti-Modi. Que M. Modi entende, comme il n’entend que les urnes. L’Inde fait face à d’immenses problèmes sociaux. Ce n’est pas par repli religieux qu’elle les réglera.

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