Dérogeons (III)

On nous reprochera peut-être d’insister sur un point technique, mais la victoire de Zunera Ishaq — ressortissante pakistanaise à qui la Cour d’appel fédérale vient de permettre de porter son niqab à une cérémonie d’assermentation — n’est aucunement fondée sur ses droits individuels.

Dans son jugement du 6 février (première victoire de Mme Ishaq confirmée mardi) le magistrat Keith M. Boswell, de la Cour fédérale, écrivait : « Il serait imprudent de trancher les questions relatives à la Charte qui ont surgi dans cette affaire. Aussi je me refuse de le faire. » Le juge accueillit la plainte de Mme Ishaq simplement parce que selon lui, la directive de 2011 du ministre Jason Kenney (interdisant de prêter serment à visage couvert) contrevenait à la loi. Celle-ci commande en effet au juge responsable de la prestation solennelle du serment « d’assurer aux candidats à la citoyenneté la plus grande liberté possible ». La directive contraignait donc excessivement le juge de citoyenneté. Voilà ce qui a été confirmé mardi par la cour d’appel. Il ne serait d’ailleurs pas surprenant que la Cour suprême refuse d’entendre la demande d’appel de mardi du gouvernement, tant le conflit entre la directive et la loi est évident.

Justement, en février, au lieu d’interjeter appel, le gouvernement Harper aurait dû modifier la loi pour y inclure l’interdiction du niqab en telle circonstance. Après avoir interjeté appel, il a plutôt attendu. C’est le 19 juin, veille de la fin des travaux parlementaires, qu’il déposa le projet de loi C-75 « modifiant la Loi sur la citoyenneté ». Avait-il calculé que le scénario actuel — un jugement favorable à Mme Ishaq en pleine campagne électorale — serait plus rentable politiquement ? Peut-être bien. Sans doute aussi que le gouvernement Harper craignait qu’une interdiction du niqab lors des cérémonies de citoyenneté fût illico contestée en vertu de la Charte des droits et du multiculturalisme.

En matière de liberté de religion, la Cour suprême nous a habitués à une protection plutôt radicale. Dans la cause N.S. de 2012, elle a statué — certes sur division — qu’une femme pouvait invoquer la liberté de religion pour conserver son niqab lors d’un témoignage en cour criminelle ! Cette jurisprudence pousserait-elle les tribunaux à condamner une loi comme C-75 ? Peut-être. Même si la citoyenneté est un privilège et non un droit… Même s’il est profondément absurde de prêter serment de citoyenneté le visage couvert. C’est d’ailleurs pourquoi le gouvernement fédéral, dans une (improbable) prochaine mouture de C-75, ne devrait pas hésiter à utiliser la clause dérogatoire. Comme d’ailleurs le gouvernement Couillard dans son projet de loi 62 sur les services publics à visage découvert.

Ce texte fait partie de notre section Opinion. Il s’agit d’un éditorial et, à ce titre, il reflète les valeurs et la position du Devoir telles que définies par son directeur en collégialité avec l’équipe éditoriale.

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