Une Europe qui se piège
La crise grecque, qui a peut-être disparu des radars médiatiques mais qui est loin d’être terminée pour autant, a mis les élites européennes au défi de sortir de leurs salons, d’entrevoir une Europe qui soit un projet moins technocratique et plus social. La crise migratoire, qui prend présentement des proportions effrayantes mais qui est en fait une tragédie qui dure depuis des années, teste dans une certaine mesure l’idée d’une Europe fondée sur le principe de l’effacement des frontières et de la libre circulation des biens et des personnes.
L’Europe n’est pas une île, ni historiquement ni géographiquement. Elle a beaucoup colonisé et s’est beaucoup diffusée. De faire remarquer, dans une entrevue au Monde, le géographe et essayiste Michel Foucher à la lumière de la situation actuelle : « La liberté de circulation est saluée par les opinions européennes quand elle s’applique à elles-mêmes. » Aussi la crise migratoire met-elle l’Europe en contradiction avec elle-même. Les sociétés s’ouvrent forcément. Les barrières et les dénis n’y changeront rien. L’Histoire demande encore des comptes aux vieilles puissances européennes. Le migrant frappe à la porte et présente ses créances.
Ce qui se passe à Calais est dramatique. Mais c’est également ironique. Selon l’Organisation internationale pour les migration, de 3000 à 5000 migrants campent à proximité du tunnel en espérant trouver une façon de traverser la Manche. Les tentatives de passages clandestins ont été toutes les nuits déjouées par centaines ces dernières semaines.
Une ruée à laquelle le premier ministre britannique, David Cameron, n’a pour l’instant conçu d’autres réponses que celles d’envoyer des chiens renifleurs et de renforcer les clôtures du côté français. La situation est ironique parce que l’insulaire Royaume-Uni exerce sur les migrants une grande force d’attraction, alors qu’il est en réalité l’un des pays ayant adopté devant ces enjeux des positions très peu conciliantes depuis le début de la crise migratoire en mer Méditerranée.
Seulement par la Méditerranée, plus de 100 000 migrants sont arrivés en Europe depuis le début de l’année. En mai, la Commission de Bruxelles avait proposé que les 28 pays de l’Union européenne se partagent l’accueil de 40 000 réfugiés — au sens où l’entendent les Nations unies. Ce qui est bien peu au regard des 3,5 millions de Syriens qui ont trouvé refuge en Turquie, au Liban et en Jordanie. Le projet a échoué devant l’absence de consensus sur les modalités de mise en place de quotas obligatoires.
Dans un premier temps, ces quotas étaient destinés à soulager l’Italie et la Grèce, où débarquent la majorité des clandestins. À plus long terme, le projet donnait à penser qu’il allait permettre à l’Europe de gagner en cohérence et de jeter ainsi les bases de la politique commune et concertée qui lui fait tant défaut. Une brèche avait été ouverte, mais Londres, avec d’autres, s’y est spontanément opposé, jugeant que les propositions de la Commission encourageraient par effet pervers l’immigration illégale.
Le problème est évidemment aussi que le débat est pollué un peu partout par l’exacerbation des sentiments anti-immigration. Trop de gouvernements s’accommodent électoralement des discours xénophobes d’extrême droite alors qu’ils devraient les dénoncer avec infiniment plus de véhémence. Il faudra pourtant bien un jour que l’Europe surmonte ses divisions et trouve la lucidité de reconnaître que les migrations sont une réalité « irrépressible », pour employer le mot de M. Foucher, et accepte d’y adapter son monde. À ne pas le reconnaître, l’Europe piège son avenir et son développement.
Ce texte fait partie de notre section Opinion. Il s’agit d’un éditorial et, à ce titre, il reflète les valeurs et la position du Devoir telles que définies par son directeur en collégialité avec l’équipe éditoriale.