Rester sur sa soif
Les Québécois se sentent à l’abri du danger, et ils le sont en effet, toutes proportions gardées, ce qui n’est évidemment pas une raison pour ne pas gérer la ressource de façon intelligente. Le Québec abrite 3 % des ressources mondiales d’eau renouvelable, ce qui n’est pas beaucoup moins qu’en Chine ou en Inde où les démographies sont autrement plus lourdes. Les pressions industrielles n’en sont pas moins partout semblables : les gouvernements québécois rêvent uniformément de développer le secteur minier, une industrie polluante qui boit beaucoup d’eau. Encore heureux qu’on ait tiré la sonnette d’alarme quand il fut question d’ouvrir la porte à l’exploitation du gaz de schiste. L’idée tient encore de la futurologie, mais il n’est pas impossible, par ailleurs, que le jour vienne où les États-Unis insisteront pour qu’on leur exporte de l’eau…
La menace est objectivement plus pressante en Asie, où vivent plus de 4 milliards de personnes (60 % de la population mondiale). En Inde, où les moussons sont de moins en moins fiables et les rivières de plus en plus polluées, les nappes phréatiques, gratuites et abondantes, sont aveuglément surexploitées, en l’absence de contrôles des autorités — comme du reste en Californie, où sévit une sécheresse depuis quatre ans. Le nombre de puits est passé d’un million en 1960 à environ vingt millions aujourd’hui. Alors que l’agriculture consomme plus de 80 % de l’eau douce du pays, l’industrialisation et l’urbanisation de l’Inde vont inévitablement creuser les « guerres de l’eau ».
En aval, le scandale est que les autorités indiennes investissent terriblement peu dans la rénovation des réseaux d’aqueduc et dans le traitement des eaux usées. Avec le résultat qu’à Delhi, par exemple, le tiers au moins de l’eau potable est perdu dans les canalisations qui fuient et qu’une bonne moitié des eaux usées s’en va directement dans la Yamuna, le fleuve-dépotoir qui traverse la capitale. Cette négligence crasse sert merveilleusement bien les intérêts des embouteilleurs privés. Si l’accès à une eau potable est un droit fondamental reconnu par l’ONU depuis 2010, la tendance est en Inde à une marchandisation de facto de la ressource. Des révoltes d’agriculteurs éclatent régulièrement contre les droits de puisage octroyés aux grands embouteilleurs que sont Pepsico, Coca Cola et Bisleri. Les petites gens qui n’ont pas les moyens de payer, c’est-à-dire des dizaines de millions d’Indiens, restent sur leur soif — et boivent de l’eau qui les rend malades.
Il existe pourtant des solutions parfaitement réalisables, moyennant volonté sociale et politique, y compris dans les pays moins nantis. Un récent rapport de l’UNESCO faisait état, notamment, du cas de Phnom Penh, capitale du Cambodge. Une gouvernance améliorée a fait en sorte que la ville a réussi à passer, en dix ans, d’un taux de déperdition de l’eau potable de 60 % à 6 %.
Les pressions démographiques sont énormes en Asie — en même temps que ces pressions sont une excuse qui a le dos large. Le problème n’en est pas tant un de surpopulation que de gestion déficiente.
La Chine est prisonnière des mêmes dynamiques. Dans la plaine du nord, l’irrigation intensive a entraîné une baisse de 40 mètres de l’aquifère. L’eau qui coule dans les sept plus grandes rivières du pays est très polluée. Le gouvernement a lancé un monumental projet hydraulique destiné au transport de l’eau du sud vers le nord pour étancher la soif de Pékin, en particulier, mais au risque de ne rien résoudre. L’industrie chinoise surconsomme de l’eau en quantités également monumentales, ce qui ne risque pas de s’arranger vu l’inadéquation des politiques gouvernementales et tandis que continuent de croître les besoins énergétiques du pays.
La planète aurait sans doute intérêt à prendre acte de l’expertise d’Israël en ces matières. Grief lui est fait pour son recours abusif à la déssalinisation. Et les Palestiniens l’accusent de puiser trop d’eau dans les aquifères qu’ils partagent. Par comparaison, sa gestion parcimonieuse de l’eau demeure néanmoins exemplaire. Ce pays planté dans le désert est aujourd’hui l’un des principaux producteurs de légumes au Proche-Orient, un exploit qui est nécessairement difficile à saluer pour certains, étant donné le contexte politique. Il ne faut pourtant pas tout confondre.
Israël est notamment devenu expert en irrigation « goutte à goutte ». Mais son utilisation en agriculture ne dépasse pas 5 % à l’échelle mondiale, comme la technologie reste coûteuse — et que les aquifères ne sont pas encore complètement vides.
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