Le dieu des affaires

En visite au Canada la semaine dernière, le premier ministre indien, Narendra Modi, est rentré chez lui avec, sous le bras, un important contrat d’achat d’uranium. Quelques jours plus tôt, en France, il avait signé une lettre d’entente en vue de l’acquisition de deux réacteurs nucléaires Areva, une transaction évaluée à près de 10 milliards de dollars américains. Tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes… du commerce international. En aval, le développement de l’Inde nucléaire soulève pourtant de cruciales questions sociales et environnementales. Qui s’en soucie?

Il y avait 42 ans qu’un premier ministre indien n’était pas venu au Canada. C’était en 1973, Indira Gandhi avait été accueillie par Pierre Elliott Trudeau. Il faut le redire, vu le chemin parcouru et le stupéfiant renversement de stratégie qui s’est opéré depuis. L’année suivante, en 1974, l’Inde testait sa première bombe atomique, fabriquée avec du plutonium provenant d’un réacteur de recherche CANDU dont le Canada lui avait fait don. Ottawa imposant des sanctions, les relations entre les deux pays s’en trouveront longtemps refroidies. Elles se réchaufferont vingt ans plus tard, en 1996, quand Jean Chrétien se rendra en Inde à la tête d’une large mission commerciale —pour se renfroidir début 1998 quand Delhi procédera à cinq nouveaux essais nucléaires—, imité deux semaines plus tard par le Pakistan voisin. Le monde, à l’époque, en avait fait des cauchemars de déflagration atomique.

Ce sont les États-Unis qui, sous l’ex-président George W. Bush, ont sorti l’Inde de son état de paria en jetant les bases, en 2006, d’un accord bilatéral sur le nucléaire civil. Cet accord a signalé la réintégration de l’Inde dans le grand marché mondial de l’énergie nucléaire. Dans la foulée, le Canada a mis fin à son embargo sur l’exportation de matériel nucléaire en 2013, afin de ne pas manquer le bateau…

Cette nouvelle dynamique soulève des inquiétudes, entre autres parce que l’Inde a toujours refusé de signer le Traité de non-prolifération (TNP) des armes nucléaires. Le changement de paradigme est majeur : devant l’échec manifeste de l’endiguement comme stratégie de non-prolifération, l’Occident a pris le virage de l’« engagement » — avec importantes motivations commerciales à la clé, forcément. Le parallèle avec l’Iran nucléarisé saute aux yeux, nonobstant le fait qu’il est, lui, signataire du TNP. S’il est fondamental de sortir Téhéran de son isolement, il ne l’est pas moins, suivant cette approche, de rétablir les ponts avec une Inde démocratique et autrement moins opaque que l’Iran des mollahs.

Il demeure que la normalisation nucléaire avec l’Inde s’inscrit dans un contexte où les relations entre Delhi et le Pakistan, qui n’est pas non plus signataire du TNP, peuvent s’envenimer à tout instant. Rien ne s’arrange vraiment entre ces deux pays. Elle se produit ensuite sur fond de course aux armements généralisée en Asie, course dont l’Inde et la Chine sont les principaux joueurs.

Porté au pouvoir il y a un an dans un élan d’engouement pour sa personnalité directive et charismatique, M. Modi applique à l’Inde la méthode néolibérale avec plus d’enthousiasme encore que le gouvernement sortant du Parti du Congrès. L’électorat indien a voté avec entrain pour sa promesse de mettre de l’ordre dans le fonctionnement de l’État, qui en a du reste bien besoin.

Ce qui n’a pas transpiré lors de sa visite au Canada, dominée par ses appels à l’investissement étranger, c’est en revanche que sa stricte logique d’affaires crée sur le terrain beaucoup de grogne sociale. De cela, on n’entendra pas parler ici.

Partout, chaque semaine, en Inde, des petites gens se mobilisent contre des projets d’infrastructures (routières, industrielles...) imposés par les autorités sans consultation et sans indemnisation adéquate pour les familles qui sont déplacées. L’Inde compte 1,2 milliard d’habitants, dont la majorité habite en milieu rural. Or, le gouvernement a bien peu d’empathie pour les paysans qui perdent leur terre et leur gagne-pain.

En outre, l’Inde veut augmenter radicalement la part du nucléaire dans sa production d’électricité — au nom de la réduction de sa dépendance aux centrales au charbon, très polluantes. Comme le désastre de Fukushima a été vite oublié ! Les réacteurs du géant français Areva entreront dans la construction du complexe nucléaire de Jaitapur, le plus grand au monde (9900 MW), sur la côte de l’océan Indien. Un projet qui fait l’objet de multiples oppositions locales depuis le milieu des années 2000. Où sont notamment les assurances, sur le plan environnemental, que les déchets radioactifs seront enfouis de façon sécuritaire ?

C’est qu’en cette matière, il n’y a aucune raison de faire confiance à la classe politique et à la grande entreprise indiennes. Leur conscience environnementale est pour ainsi dire inexistante. Tout contents de lui vendre du matériel nucléaire, les nouveaux amis de M. Modi, à commencer par Stephen Harper, font ainsi preuve d’un manque révoltant de vigilance.

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