Le coup de gueule
Islamabad est le théâtre, depuis un mois, de manifestations antigouvernementales qui ont mobilisé des centaines de milliers de personnes réclamant la démission du premier ministre, Nawaz Sharif, et la tenue de nouvelles élections générales. On en a peu entendu parler ici. S’il apparaît peu probable que le gouvernement Sharif, accusé de fraude électorale, cède aux manifestants, il reste pourtant que ces manifestations sont l’expression d’un ras-le-bol contre les élites politiques, en particulier de la part des jeunes, comme le pays n’en avait pas connu depuis longtemps. C’est qu’il n’y a guère au monde de démocratie électorale plus fausse et plus inadéquate que celle avec laquelle les Pakistanais doivent composer. Entre une classe politique corrompue jusqu’à la moelle, peu importe le parti qui est au pouvoir, et une armée omnipotente, portée sur les coups d’État, striée de complicités avec les organisations extrémistes, les Pakistanais endurent depuis des décennies le sous-emploi et la pénurie catastrophique de services de base comme l’électricité.
Le mouvement de protestation est porté par deux hommes aux idéologies peu convergentes. Le premier est un leader religieux modéré, Tahir ul-Qadri, qui a la double nationalité canadienne et pakistanaise. Il est loin d’être une force politique de premier plan, mais il s’est rendu utile en créant, en l’absence de services publics, un réseau d’organisations caritatives. Le second est Imran Khan, ancienne superstar de cricket. Il n’a pas la réputation d’être un politicien particulièrement futé, mais il s’est forgé, par défaut, une image moderne et intègre de réformateur de la démocratie pakistanaise auprès de larges pans de la classe moyenne. Aussi son Mouvement pour la justice est-il devenu la troisième force à l’Assemblée nationale aux dernières législatives de mars 2013.
Il est évident que les manifestations animées par MM. Qadri et Khan sont en partie instrumentalisées par l’establishment militaire, qui n’a pas d’atomes crochus avec Nawaz Sharif, dont le parti, la Ligue musulmane du Pakistan, a massivement remporté les élections de l’année dernière. Mais au-delà de ces manipulations, le fait est surtout que les deux hommes canalisent les frustrations et l’impatience de la jeunesse — qui représente environ la moitié de la population du pays.
La principale opposition au Parlement a jugé cette fois-ci qu’il était dans son intérêt de se solidariser avec M. Sharif. Le gouvernement civil est au Pakistan une institution très fragile, et la classe politique tente par-dessus tout de se prémunir contre les jeux de pouvoir de l’armée. Ce qui est désolant, donc, c’est que le coup de gueule de cette jeunesse trouvera trop peu d’échos.
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