Sans les emplois?
Aux États-Unis, la croissance de l’économie est fragile, la création d’emplois poussive. En Europe, la déflation menace à court terme. Au Japon, on observe un essoufflement après une embellie de quelques mois seulement. Bien. Se pourrait-il que l’on assiste à une mutation profonde de l’économie dont il reste à trouver le nom ?
Dans une étude parue la semaine dernière, Benoit P. Durocher, économiste principal au Mouvement Desjardins, assure qu’au cours des 15 prochaines années l’économie du Canada va se conjuguer avec modestie. En clair, enseigne cet expert, les croissances de 3 % du PIB enregistrées lors des trente glorieuses sont à ranger dans les archives de l’histoire pour faire place à des sursauts du PIB variant généralement entre 1 et 2 %. Pour faire court, on soulignera que Durocher avance que « toutes nos attentes devront être revues à la baisse ».
Le travail effectué par cet économiste a ceci de riche qu’il confirme, mais chiffres à l’appui, la thèse développée par Larry Summers dans les pages du Financial Times en novembre 2013 et qui avait eu un retentissement aux quatre coins de la planète. En effet, selon Summers, ex-secrétaire au Trésor de Bill Clinton et ancien patron des conseillers économiques de Barack Obama, les phénomènes qui agitent la planète économique depuis plusieurs trimestres forment une équation annonçant ceci : nous entrons dans une période de croissance du PIB sans création d’emplois ou si peu.
Il y a trois semaines, le président français François Hollande a illustré l’hypothèse de Summers en confiant qu’il ne croyait plus en une reprise suffisamment musclée pour réduire le chômage à une peau de chagrin. Il y a quatre jours, Joseph Stiglitz, Prix Nobel de l’économie, a martelé lors d’un sommet réunissant tous les forts en thème de sa profession en Bavière que l’Europe n’échapperait pas à la lèpre économique qui a amputé le Japon pendant une douzaine d’années. Bonjour l’ambiance !
Il se peut que les uns et les autres aient raison, comme il se peut, les faits étant têtus, qu’ils aient tort. Car en réalité composer ces temps-ci des prévisions économiques est d’autant plus courageux que le coefficient de difficulté afférent est plus élevé que jamais. Au fond, l’histoire actuelle des idées économiques est à l’image de celle observée en pleine révolution industrielle : les bouleversements technologiques sont si amples et rapides qu’ils déplacent les plaques tectoniques de l’économie dans une direction qu’il serait hasardeux de prédire. Allons au ras des pâquerettes.
En 2013, la vente de robots en Asie et en Occident a atteint un niveau record : 180 000, contre une moyenne de 130 000 pour les années antérieures. Les stocks enregistrés en 2013 s’ajoutant aux autres, ces travailleurs artificiels et non syndiqués ont d’ores et déjà imprimé l’influence suivante : une déflation salariale découlant des pertes d’emplois produites évidemment par le recours aux mutants. Vice-présidente de la Commission européenne, Neelie Kroes a exigé des fabricants de robots, alors qu’elle est réputée néolibérale, qu’ils répondent aux questions légitimes des citoyens européens. C’est dire.
À l’usage de plus en plus courant des robots il faut greffer l’usage de plus en plus massif de drôles (si l’on ose dire) de logiciels. Prenons par exemple Quill, inventé par des chercheurs de l’Université Northwestern de Chicago et qu’utilisent déjà des magazines. Sa particularité ? Quill est un statisticien et un journaliste doté du don d’ubiquité. En effet, il peut composer quotidiennement une masse de nouvelles économiques et sportives sans aucune intervention humaine ! Autre exemple ? Google a déboursé cette année 400 000 millions (!) pour acquérir DeepMind, un programme d’apprentissage qui se passe de tout humain.
Ces assauts contre une économie à visage humain ont eu un effet notable et récent en Allemagne, pays qui résume la puissance commerciale à lui seul. Toujours est-il qu’Harald Welzer, un psychologue de profession, a écrit un livre qui est devenu un best-seller. Le titre ? Selbst Denken dans lequel il dénonce le totalitarisme du consumérisme et, surtout, surtout, dans lequel il s’attaque de manière frontale aux économistes et à leur confection du PIB comme de son usage. Mettons qu’après La philosophie du droit, voilà que nous vient à nouveau d’Allemagne La philosophie de l’économie.
Sa remise en cause du dogme de la croissance, sa mise en lumière de l’indifférence des économistes pour les conséquences environnementales, car ils sont si obsédés par le PIB qu’ils ignorent la surexploitation des ressources, la destruction de la diversité biologique, la pollution de l’air et autres amputations de l’actif naturel, s’est introduite sur la scène politique : le ministre allemand des Finances, Wolfgang Schäuble, propose depuis peu l’adoption d’un modèle de croissance limitée en Europe. À quoi il faudrait ajouter une limitation de la rationalité économique. Celle-ci étant souvent une fiction.
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