Livre et bibliothèques universitaires - Nécessaire inquiétude

Alors que la campagne Sauvons les livres lance son cri d’alarme au monde culturel en bouleversement, on constate que les bibliothèques universitaires elles-mêmes expulsent des milliers d’ouvrages prétendument non consultés pour « faire de la place aux étudiants ». Au nom de l’évolution numérique, est-on en train de démanteler des sanctuaires de lecture et des puits recherche qui furent essentiels à la transmission de la culture depuis la Renaissance ?

 

ette fois, les futurologues ne se sont pas trop trompés. Les Alvin Toffler, Pierre Lévy et Nicholas Negroponte, enthousiastes, nous avaient avertis dès le milieu des années 1990 : plus l’Internet se développera, plus tous les secteurs de transmission du savoir et de la culture connaîtront des bouleversements sans précédent.

 

Aujourd’hui, en 2013, pas une semaine ne se passe sans qu’un « milieu » crie à la crise : journaux, cinéma, livres, etc. Les bibliothèques universitaires n’y échappent pas. Les prêts sont en chute libre. Les étudiants, en intraveineuse Internetique perpétuelle, les désertent ; elles réagissent en montrant qu’elles « s’adaptent », en voulant se faire attrayantes pour le « travail en équipe ».

 

Une certaine évolution est incontournable. Le savoir lui-même évolue, se dématérialise. Le livre imprimé est loin d’être l’unique support possible. C’est d’ailleurs le cas depuis longtemps. Et l’Internet, le numérique, offrent des possibilités exceptionnelles, sans précédent : pensons simplement à la consultation non seulement de livres numériques, mais d’archives autrefois pratiquement inaccessibles.

 

Tout de même, se serait couvert de ridicule, il y a une quinzaine d’années, un étudiant qui aurait lancé une phrase qu’un des intervenants de notre dossier (pages A 6 et A 7) a osée : « Les étagères de livres à n’en plus finir, ça ne peut plus être ça [une bibliothèque], ça n’a plus d’intérêt. »

 

Le monde change, certes, mais toujours pour le mieux ? Professeur de philosophie à l’Université d’Ottawa, Daniel Tanguay a récemment consacré un texte empreint d’une mélancolie assumée à la transformation de sa bibliothèque universitaire.

 

Celle-ci a décidé, il y a quelques années, de satisfaire les « besoins » du « nouvel étudiant » et son nouveau type de lecture. Dans Une visite à la bibliothèque (Argument, vol. 11, no. 1), Tanguay fait remarquer qu’avec la montée du numérique et l’empire de l’ordinateur, il s’est produit ce qu’on pourrait qualifier de « secondcupisation » des lieux : des rayons entiers avaient cédé leur place à « des fauteuils confortables […] disposés autour de tables basses » jouxtant de « faux foyers ». Le bruit du lait moussé des machines espressos avait envahi le rez-de-chaussée.

 

Exit, le « caractère monastique ou conventuel » des lieux. Par le fait même, s’inquiétait Tanguay, le mode de lecture qui y était jadis privilégié se trouve en danger. Celui qui, « à cause de sa matérialité et de sa fixité linéaire, exige du lecteur temps, patience et concentration ». Par contraste, la lecture induite par les nouveaux « iOutils » est « fragmentaire et sautillante ».

 

Comme le souligne Alain Finkielkraut, « le livre déploie un temps où il est interdit au présent de pénétrer ; l’écran multifonctions lève l’interdit et le présent prend le pouvoir sous le nom aussi triomphal que trompeur de “ temps réel  ».

 

Le constat que le romancier américain Philip Roth faisait en début d’année ne devrait pas nous surprendre : « Le nombre des vrais lecteurs, ceux qui prennent la lecture au sérieux, se réduit. C’est comme la calotte glaciaire. »

 

Accueillir le monde nouveau, certes. Tout le défi est de ne pas perdre entièrement ce qu’il y avait de grand dans les temps passés. Et parfois, de savoir résister.

À voir en vidéo