Commission Charbonneau - Les vrais pervers

La commission Charbonneau ayant beaucoup donné du côté des municipalités, il était entendu que les révélations de l’automne viendraient du monde syndical. La procureure en chef de la commission, Sonia LeBel, a elle-même lancé cette mise en garde à la reprise des travaux mardi : « Nous n’avons pas le luxe de retourner chaque pierre. »Et pourtant, surprise ! Il restait des cailloux dans le jardin municipal. Quel abus de confiance.

 

Gatineau et Québec n’avaient jusque-là jamais fait les manchettes, à peine l’objet d’entrefilets, en matière de collusion. Et pourtant, là aussi, des firmes de génie-conseil, toujours les mêmes, ont fait leurs petites affaires en toute illégalité. Et comment faire autrement, messieurs-dames ? On avait affaire à une loi « perverse », qui a obligé tous ces braves gens à s’entendre pour se séparer les marchés.

 

Ce délirant justificatif servi mercredi par l’ex-vice-président de Tecsult, Patrice Mathieu, visait spécifiquement la loi 106, adoptée par le gouvernement de Bernard Landry, qui a mis en place la politique de l’octroi de contrats au plus bas soumissionnaire. Mais il faut savoir que dans le monde des firmes de génie-conseil, ce n’est pas la première fois que l’on réécrit soi-même la loi.

 

C’était d’ailleurs un poème de lire le communiqué émis dès mardi par l’Association des ingénieurs-conseils du Québec (AICQ) pour « condamner » le fait qu’à Gatineau, comme on venait de l’apprendre, certaines firmes ont profité des réunions de l’AICQ pour tenir des rencontres secrètes afin de se partager des contrats. (On a d’ailleurs appris le lendemain que le même procédé a eu cours à Québec : « On se sert du nom [de l’AICQ] comme prétexte pour se rencontrer localement », a raconté M. Mathieu, précisant qu’une des rencontres avait même eu lieu aux locaux de l’association.)

 

Mais l’AICQ elle-même a parfaitement su, dans le passé, faire fi des lois qui ne lui conviennent pas. L’association, qui regroupe une quarantaine de firmes d’ingénierie, estime depuis longtemps que la loi sur le lobbyisme ne s’applique pas à elle, point. Elle a fréquemment plaidé qu’il n’y avait aucune raison pour que ses membres s’inscrivent au registre des lobbyistes, puisqu’ils ne font pas du lobbying mais du développement des affaires ! Tant pis si le commissaire au lobbyisme estimait le contraire. Pfft ! Qu’il rame donc, cet homme chargé d’appliquer la loi ! Celui-ci a d’ailleurs dû conclure pas plus tard que l’an dernier : « Faire des affaires devient plus important que l’acceptation des règles. »

 

Avec pour seule balise l’obsession du profit, les firmes faisaient donc la loi, avec la complicité des élus et des fonctionnaires, au besoin, mais en pouvant aussi parfaitement se passer d’eux. S’il est rassurant de savoir que des fonctionnaires ont su refuser des cadeaux, il l’est moins d’apprendre qu’aucune grande ville du Québec n’a été épargnée par les pratiques de collusion. Facile, dès lors, de conclure que c’est bien tout le Québec qui a été touché : comment une ville de moyenne ou petite taille aurait-elle pu éluder de telles magouilles qui permettaient de hausser le prix des travaux publics ? La perversité est bel et bien du côté des firmes de génie. Dégoûtant, a dit avec justesse le maire de Québec Régis Labeaume.

 

La pression est maintenant telle que le vent tourne : des firmes d’ingénierie se sont inscrites au registre des lobbyistes ; les travaux de la commission Charbonneau amènent ceux qui veulent sauver leur peau à faire des révélations ; les lois sur l’attribution des contrats ou la suspension des élus commencent à faire leur effet.

 

Mais la mentalité même de ces grands brasseurs d’affaires aux frais des contribuables a-t-elle changé ? On peut en douter.

 

Il n’y a qu’à voir l’étonnement avec lequel M. Mathieu décrivait le rigoureux code d’éthique d’AECOM, cette firme américaine qui a acheté Tecsult en 2008 : « à des années-lumière de la culture québécoise » (auquel cas les valeurs québécoises ne sont apparemment pas toutes à vanter !). Combien d’autres dans la profession partagent encore cet étonnement ?

 

Il n’y a qu’à voir aussi le rejet, en juin dernier, des hausses de cotisation demandées à ses membres par l’Ordre des ingénieurs pour avoir assez de ressources pour redonner confiance au public. Les plaintes contre les ingénieurs s’empilent à l’Ordre, et les cotisants ne versent que 310 $ par année. À titre comparatif, les membres du Barreau versent une cotisation de 1073 $, ce qui permet de financer convenablement le syndic chargé d’enquêter sur les dérives des avocats.

 

C’est bien beau de se chagriner des pommes pourries, encore faut-il prendre les moyens de les contrer de l’intérieur. Que cela leur plaise ou non, c’est à ce grand ménage que tous les ingénieurs du Québec sont maintenant conviés. En seront-ils capables ?

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