Laïcité - Matière explosive

Il ne suffit pas de rappeler que le Québec est bel et bien une société laïque où État et Église font chambre à part pour que s’éclairent les mille et un pans d’ombre d’une laïcité bien mal balisée. Sous la forme d’une charte, oui, un cadre est bel et bien nécessaire. Mais on ne peut s’y affairer maintenant, car des plaies vives font trop souffrir.

Publié samedi en nos pages, le cri du coeur de Jean Dorion a eu l’effet d’une petite bombe. Larguée volontairement après le tumulte électoral, sa lettre d’un « séparatiste qui se sépare », perplexe devant le voeu du Parti québécois de rédiger ce qu’il croit être une Charte de l’exclusion, a stimulé les échanges, ravivé des tensions, chatouillé les susceptibilités.


Cet indépendantiste notoire n’a pu cocher PQ le 4 septembre dernier, pour cause d’incompatibilité de valeurs. Définir la laïcité en érigeant un paravent d’intolérance ? Non merci, clame M. Dorion, qui s’oppose de manière virulente à l’idée du Parti québécois d’imposer aux agents de l’État l’interdiction du port de signes religieux ostensibles : kippa, hidjab, turban, etc.


Cette position n’est pas si surprenante. Elle fait écho à tous ceux et celles qui observent la laïcité sous le spectre de l’individu, et voient des libertés de conscience écorchées là où l’État indique son souhait de ne voir aucun de ses représentants afficher une préférence religieuse dans l’espace civique. Les détracteurs de cette vision - nous en sommes - prétendront qu’il faut retourner le spectre jusqu’à trouver l’angle de la collectivité, une collectivité invitée à se rappeler des valeurs aussi cruciales que l’égalité femmes-hommes. La France a donné le ton, et bien que cela n’ait pas raboté tout le terrain des tensions à saveur religieuse, le modèle a le mérite d’être clair. Pourquoi pas nous ?


Les bienfaits d’une charte de la laïcité ont été démontrés par deux sages dont on a malheureusement oublié les travaux, après en avoir fait pourtant le plus clair de nos conversations des mois durant. Charles Taylor et Gérard Bouchard avaient recommandé en 2007 au gouvernement Charest l’adoption d’un livre blanc sur la laïcité ; pour effacer les confusions et éclaircir le brouillard, catalyseurs habituels des plus grands conflits. Ces deux experts ne nous ont-ils pas pointé, à grand renfort d’exemples, nos errements, inventions, exagérations autour de situations d’accommodements raisonnables qui n’en étaient pas ?


Bouchard et Taylor militaient pour que le Québec peaufine sa définition de la laïcité ouverte, notamment en clarifiant et soumettant au débat public les questions les moins consensuelles : le port de signes religieux par les agents de l’État, le statut de patrimoine historique, la place de l’orthodoxie religieuse dans notre société et la conciliation difficile entre la liberté de religion d’une part et, d’autre part, les droits d’autrui et les valeurs publiques communes.


Les questions soulevées cette semaine par la lettre de Jean Dorion nous renvoient à nos éternels litiges non tranchés, à nos tressaillements collectifs au nom de l’affirmation d’individus. Si comme le prône le Parti québécois, avec son projet de Charte de la laïcité, les employés des secteurs publics et parapublics ne pouvaient plus porter de signes religieux ostensibles, cela voudrait dire l’interdiction du hidjab pour les éducatrices des centres de la petite enfance. Turban proscrit au guichet de la SAAQ. Et puis : fin des prières au conseil municipal - il faudrait alors se dépêcher d’y ajouter renvoi du crucifix au musée de l’Assemblée nationale, ne serait-ce qu’au nom d’une certaine cohérence !


Un jour viendra où il faudra reprendre, dans le calme, ces entretiens douloureux mais combien nécessaires. Ils permettraient peut-être d’éviter des déchirements comme ceux qu’on a vus cette semaine encore à l’hôtel de ville de Montréal… La conseillère de Vision Montréal Anie Samson fut la cible d’attaques outrancières pour avoir remis en question la décision du maire Gérald Tremblay de suspendre les travaux du conseil municipal pendant la durée de la fête juive Yom Kippour, à laquelle trois élus devaient participer. Cette question méritait pourtant tout à fait d’être soumise au débat ! Voilà un espace concret où il serait profitable d’avoir un cadre référentiel sur lequel se reposer plutôt que de laisser fuser la matière explosive !


Mais le temps n’est pas encore à la réflexion. On se remet tout juste d’un printemps étudiant où invectives et insultes ont fusé de deux camps polarisés à l’extrême, ravivant une braise que même des débats référendaires n’ont pas allumée. Dans la foulée de l’élection d’un parti souverainiste, une certaine tension linguistique est palpable. Il y a des plaies mal cicatrisées qu’il faut panser avant de retourner sous le bistouri. En posture minoritaire, le gouvernement Marois n’a pas les coudées franches pour un débat qui devra attendre, si impératif soit-il.

Ce texte fait partie de notre section Opinion. Il s’agit d’un éditorial et, à ce titre, il reflète les valeurs et la position du Devoir telles que définies par son directeur en collégialité avec l’équipe éditoriale.

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