Procès Shafia - Maintenant, agissons
La suite la plus problématique du verdict de culpabilité dans l'affaire Shafia n'est pas la possibilité d'appel: la justice canadienne a tout ce qu'il faut pour évaluer avec justesse le caractère frivole ou non de cette demande. Les lacunes sont ailleurs: comment éviter qu'un tel drame se reproduise?
Eu égard à l'ampleur de la preuve circonstancielle présentée et à l'invraisemblance des témoignages, il n'y avait rien de surprenant à ce que les Shafia, père, mère et fils aîné, aient été si rapidement reconnus coupables du meurtre de trois des filles de la famille et de la première épouse de Mohammed Shafia. On voit mal d'ailleurs comment les avocats de la défense trouveront des motifs d'appel qu'un tribunal pourrait prendre au sérieux.Mais une question reste en suspens: ce drame aurait-il pu ne pas survenir? Et saura-t-on à l'avenir mieux reconnaître les signaux qui précèdent les crimes d'honneur dont sont victimes des femmes, avec la complicité de leur famille? Car signaux il y a. Toujours.
Le cas Shafia est spectaculaire (quatre femmes tuées, une famille qui gardera les rangs serrés et niera jusqu'au bout, contre toute vraisemblance, la théorie du crime d'honneur), mais il faut se rappeler que nos tribunaux se sont déjà penchés sur ce type d'assassinats. En 2010, c'était la condamnation pour meurtre au second degré du père et du frère de la jeune Ontarienne Aqsa Parvez, 16 ans, d'origine pakistanaise, qui faisait les manchettes. Là aussi, le juge avait eu des mots très durs face à ce crime inqualifiable qui visait à restaurer l'honneur d'une famille. Là aussi, on s'indignait et s'interrogeait sur le rôle joué par l'école, les policiers ou les services sociaux. Qu'a-t-on fait depuis?... Presque rien.
Quelques spécialistes, ici, en Grande-Bretagne, en Allemagne..., ont établi des paramètres qui permettent de reconnaître les menaces de crime d'honneur. Mais cette information n'est pas encore passée dans les milieux communautaires, scolaires, hospitaliers, policiers ou d'aide à la jeunesse, qui ont toujours du mal à concevoir qu'une adolescente ou une jeune adulte (car, sexualité oblige, c'est d'elles qu'il est question) soit en danger d'enfermement, d'exil forcé ou de mort.
Pourtant, les jeunes femmes qui se rebellent contre l'implacable loi du père ne vivent pas dans le silence. Elles font des confidences à des personnes choisies, des aides professionnelles interviennent. Ce fut le cas pour les soeurs Shafia. Mais tout alors se bute au conflit des civilisations. Comment faire comprendre à des gens qui jouissent de la liberté ce que signifie vraiment, profondément, vivre en cage? Comment faire réaliser que le dialogue tant prisé dans nos sociétés peut être la pire des solutions: faire se rencontrer père et fille, c'est trahir celle-ci; croire que l'intervention de la mère pourrait tout changer, c'est la livrer à l'ostracisme familial.
Les mécanismes de la violence conjugale sont maintenant mieux compris parce qu'un travail de sensibilisation a été effectué. Mais face à la loi du père, à son contrôle et à ses dérives qui s'appuient sur une culture et un clan, nous sommes des ignorants doublés de grands naïfs. Et l'idéologie multiculturaliste n'a guère aidé à nous ouvrir les yeux.
Le procès Shafia terminé, il doit maintenant servir d'électrochoc, y compris au sein des communautés culturelles. Car c'est de la valeur des femmes qu'il est question, et cela ne se règle pas seulement avec des peines d'emprisonnement.
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