Points de repères

L'histoire du Québec se lit à travers celle du Devoir. Présent à tous les grands débats depuis près d'un siècle, ce journal a généralement été, sauf à de rares occasions, au premier rang des forces de changement. Ses repères ont été et seront encore aujourd'hui l'égalité, la justice, la liberté, la démocratie, l'équité, le progrès social et économique. Changer la société était ce qui animait Henri Bourassa, le politicien comme le journaliste. Dans les combats qu'il menait, il recherchait toujours la justice et la vérité, et s'il lui fallait choisir un parti, il prenait celui des plus faibles. Visionnaire, il a laissé à ses successeurs à la direction de ce journal non pas un programme ou une idéologie, mais des valeurs qu'ils ont eu la liberté d'adapter, voire d'abandonner.


Préoccupé par bien des questions, Henri Bourassa l'était d'abord par la chose politique. Il recherchait le progrès des Canadiens français et voulait pour eux liberté et égalité dans tout le pays. Tout au long de son histoire, Le Devoir n'a eu de cesse de poursuivre cet objectif, participant activement à définir une vocation politique originale pour le Québec. Il a toujours été un promoteur du concept d'autonomie provinciale. Il a défendu le respect des compétences constitutionnelles du Québec et appuyé leur élargissement, allant ces dernières années jusqu'à soutenir le concept de souveraineté.

L'appui donné à la souveraineté par Le Devoir n'a jamais été un appui militant, ni un choix idéologique, qu'on ne s'y trompe pas. Il a été essentiellement le fruit d'une constatation. La voie du dialogue si longtemps recherchée, la voie de l'« honnête négociation » que souhaitait Claude Ryan en cette page en 1970, est tout simplement apparue impossible au lendemain du double échec de l'Accord du lac Meech, en 1990, puis de l'Accord de Charlottetown, en 1992.

La souveraineté s'est imposée comme une conclusion. Elle nous est alors apparue comme la meilleure façon pour le Québec d'affirmer son autonomie. Aujourd'hui, cette conclusion nous semble toujours fondée car rien, dans la conjoncture politique actuelle, n'est bien différent d'hier. À la volonté affirmationniste du Québec répond toujours une vision unitariste du Canada.

La position d'un journal ne doit pas être immuable. Au contraire, nous avons la responsabilité de toujours remettre en question nos analyses et nos positions et Le Devoir ne veut surtout pas être prisonnier d'une idéologie. L'impasse actuelle est, à cet égard, une occasion pour réfléchir à l'avenir politique du Québec et tenter de définir le projet qui l'incarnera le mieux. Peut-être arriverons-nous au terme de l'exercice aux conclusions qui sont les nôtres aujourd'hui, mais il ne faut pas s'interdire de rechercher des voies nouvelles, ni d'essayer de comprendre nos partenaires canadiens et de renouer le dialogue avec eux.

Cette réflexion ne doit surtout pas se limiter au monde politique. Elle doit transcender tous les segments de la société, sociaux, économiques comme linguistiques, et, surtout, tous les courants de pensée. Chez tous ceux qui ont à coeur l'avancement du Québec, des convergences sinon des consensus peuvent être possibles mais ils ne le seront que si l'on cesse de poser comme préalable que la conclusion recherchée soit fédéraliste ou souverainiste. Comme il l'a souvent fait dans le passé, Le Devoir cherchera à animer et à éclairer le débat, à servir de carrefour où se rencontrent idées et vues opposées.

Notre réflexion ne peut se limiter à la question politique. Il faut aussi revoir le projet social et économique que nous voulons. Le Québec est là aussi à un moment charnière. De nouveaux courants apparaissent par lesquels il ne faut pas se laisser emporter sans au moins savoir si c'est la direction que nous voulons prendre. Cela s'impose d'autant plus qu'ayant gagné la bataille du déficit zéro, nos gouvernements, tant à Ottawa qu'à Québec, se préparent à engager l'avenir.

Les dix dernières années ont été l'occasion de remises en cause profondes des modèles traditionnels auxquels notre société se référait: le rôle de l'État s'est transformé, devenant de moins en moins un État providence et de plus en plus un État comptable. Il ne faut pas imaginer pouvoir revenir en arrière maintenant qu'il retrouve ses moyens. La social-démocratie qui a souvent correspondu au modèle préféré du Devoir, parce que garante de solidarité et de justice sociale, ne pourra plus être la même. L'État ne pourra plus tout faire. Il devra faire des choix, cibler ses interventions.

Cela dit, s'il est vrai que le modèle hérité de la Révolution tranquille doit être revu et repensé pour l'adapter au contexte nouveau que crée notamment la mondialisation, l'État devra tout de même garder au centre de ses priorités le développement social. S'il y a une responsabilité qui est la sienne, c'est bien celle-là. À nous tous de trouver de nouvelles façons pour incarner les valeurs de partage.

Le progrès social, on l'a constaté au cours de ces années de lutte contre le déficit, repose pour une large part sur le progrès économique. L'un ne va pas sans l'autre. Il y a là un défi auquel la société québécoise s'attaque depuis des années sans réussir à vraiment gagner la bataille. Des progrès considérables ont été réalisés depuis que Henri Bourassa rêvait de libération économique pour les Canadiens français, mais la comparaison avec nos voisins indique que l'on avance trop lentement. Le chômage recule au Québec, mais il recule aussi ailleurs, et plus vite encore.

Gagner cette bataille ne sera possible que si toutes les forces vives se mobilisent autour d'un tel objectif. Il appartient à l'État de prendre le leadership d'une telle mobilisation en proposant des politiques et des mécanismes favorisant le développement de l'emploi.
Son rôle sera moins d'agir que d'orienter, proposer, surveiller aussi les mécanismes du marché pour s'assurer que le développement recherché soit respectueux des hommes et des femmes qui, au quotidien, font notre économie; respectueux également de notre environnement.

La victoire n'est pas pour demain. Elle sera là le jour où le chômage sera équivalent à la moyenne canadienne ou, encore mieux, le jour où le Québec cessera d'être récipiendaire de paiements de péréquation pour devenir contributeur. À ce moment-là, le Québec sera non seulement libre de ses choix, mais il aura aussi les moyens de ses choix.

L'héritage du Devoir est, pour une large part, cette lutte constante pour l'avancement politique, économique et social de la société québécoise. En contrepoint à la défense des intérêts collectifs, il y a eu aussi bien des combats pour le respect des droits individuels. Les batailles d'aujourd'hui ne seront pas nécessairement celles d'hier. L'une d'elles sera certainement le respect de la diversité. Le mot est à la mode, on le comprend, pour parler de culture, mais il y a combien d'autres formes de diversités à défendre. Penser et vivre différemment de la majorité est un droit, tout comme être différent par sa couleur ou son origine ethnique. Pour porter plus loin l'héritage laissé par nos prédécesseurs, il faudra savoir reconnaître ceux qui, parmi les nôtres, auront besoin, demain, d'être soutenus et défendus par une presse alerte et combative.

-Texte publié le mardi 23 mars 1999.

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