Une voix libre et indépendante
Accepter la direction du Devoir, c'est accepter de porter un héritage fait de débats et de combats pour des idées et des valeurs. C'est accepter de porter plus loin cette tradition, de la projeter vers l'avenir, de la transformer en projet. Au moment où se met en place l'équipe qui dirigera avec moi ce journal, il est bon de rappeler aux lecteurs ce qu'est Le Devoir et de dire ce que nous voulons qu'il soit. Le Canada compte aujourd'hui 105 quotidiens dont plus de la moitié (56) sont la propriété de Conrad Black. Seulement six de ces 105 journaux sont indépendants parmi lesquels Le Devoir constitue un cas d'espèce puisqu'il n'appartient à personne, si ce n'est à la collectivité québécoise.
Son fondateur, Henri Bourassa, l'a voulu ainsi. Il avait conçu Le Devoir comme un organe de presse indépendant des pouvoirs politiques et financiers - chose rare en ce début de siècle - et il souhaitait que cette indépendance puisse se perpétuer. Un dispositif unique fut imaginé en 1928 par lequel les actionnaires fondateurs de l'Imprimerie populaire limitée, alors société éditrice du journal, remirent les actions majoritaires qu'ils détenaient à une fiducie afin qu'elles soient confiées à chaque nouveau directeur à titre de fiduciaire. Chacun des directeurs du journal a joui de cette indépendance et tous ont su la maintenir grâce à la solidarité exceptionnelle des lecteurs qui n'ont jamais hésité à soutenir l'entreprise.Cette indépendance n'est pas un vain mot, tout particulièrement pour ceux qui, comme moi et plusieurs autres collègues, ont grandi professionnellement au sein de ce journal. Indépendance veut dire débats, luttes, combats que Le Devoir a pu mener en toute liberté depuis maintenant 89 ans. Aucun propriétaire n'a jamais pu imposer à son directeur une orientation, des opinions, une idéologie. La formation d'une nouvelle société éditrice du journal, en 1993, pour permettre l'injection de capital dans l'entreprise, n'a rien changé à cette réalité. Les nouveaux actionnaires qui se sont joints à l'Imprimerie populaire pour former Le Devoir inc. ont cru, eux aussi, à l'importance de maintenir ce principe.
La liberté dont jouit le directeur du Devoir et, par voie de conséquence, l'équipe qui l'entoure, est exceptionnelle, mais elle ne vaut et ne vaudra que ce que l'on en fait. Henri Bourassa souhaitait qu'on la mette au service de notre société. Dans les mots qui étaient ceux de l'époque, il disait rechercher « le progrès moral et matériel des Canadiens français ». C'est ce qu'ont fait les Pelletier, Filion, Ryan, Roy, Lauzière et Bissonnette en adaptant les objectifs du fondateur à leur époque et en les interprétant à la lumière de leurs convictions. Ils ont mené des combats qui ont marqué notre histoire. Est-il besoin de rappeler la grève d'Asbestos, la crise d'octobre 70, l'accord de Charlottetown.
On ne peut mieux décrire ce qu'a été et ce que doit être ce journal qu'en disant qu'il est une voix libre et indépendante. Pour la société québécoise, il importe que Le Devoir le demeure car il est des idées et des valeurs qu'il peut servir mieux que d'autres dans un paysage médiatique marqué dans l'ensemble par l'uniformité de pensée.
Pour les artisans de ce journal, le mot indépendance a son revers. De tout temps, ils ont eu à composer avec une pénurie de moyens qui, mille fois, leur a fait craindre le pire. Mais mille fois, leurs convictions et celles des lecteurs ont eu raison des difficultés imposées tantôt par une conjoncture économique difficile, tantôt par des adversaires qui, refusant la pluralité d'une presse diversifiée, auraient souhaité que ce journal disparaisse.
Nul doute que Le Devoir est là pour longtemps car sa fragilité financière, aussi lourde soit-elle, est source de renouvellement. C'est ce qui est arrivé ces huit dernières années grâce au travail remarquable de Lise Bissonnette qui a su restructurer l'entreprise, repenser le journal et assainir ses finances. D'une certaine façon, elle a « refondé » Le Devoir, de telle sorte que nous puissions aujourd'hui espérer entrer dans une phase de consolidation.
En 1998, nous avons réalisé un profit net pour la première fois depuis 11 ans. Bien qu'il soit tout petit, il a valeur de symbole. Nous avons appris à vivre en entreprise responsable et fait la preuve que ce journal peut générer quelques bénéfices. Il faut poursuivre dans cette voie, non pour devenir riches, mais tout simplement pour faire un meilleur journal, le meilleur possible, et ainsi mieux servir la collectivité. En cela, nous voulons porter plus loin le projet de nos prédécesseurs.
Le Devoir ne peut être qu'une oeuvre collective. C'est avec ses artisans, les journalistes et tous les autres groupes d'employés de la maison, que nous assurerons son développement et renforcerons sa voix. C'est par là que passe en priorité le développement du journal. Il nous faut d'abord compter sur nos propres moyens. Notre engagement, nous essaierons toutefois de le faire partager par d'autres car il est souhaitable que nous renforcions nos assises financières pour bien appuyer notre développement.
Faire ce journal tous les jours est exigeant. Les moyens à notre disposition sont modestes et les attentes élevées. Certains le voudraient engagé. D'autres, tout au contraire, l'aimeraient neutre et objectif. Il doit être l'un et l'autre à la fois.
Le Devoir peut être un journal de combats, mais nous tenons à écrire le mot combat au pluriel. Il est des idées et des valeurs qu'il n'hésitera jamais à défendre, mais c'est en toute liberté qu'il choisira ses combats car, il faut le dire bien net, ce journal n'est pas un instrument au service d'une cause ou d'une idéologie.
Depuis déjà longtemps, Le Devoir se définit aussi comme un journal avec ce que tout cela signifie d'exigences sur le plan professionnel. À cet égard, nous ne voulons pas cependant nous contenter d'être un simple témoin de l'actualité. Nous voulons poser les problèmes, les débusquer et les révéler. Informer sera le premier geste de notre journal qui ensuite analysera, commentera, débattra et proposera.
Cette conception du rôle du Devoir n'est pas nouvelle. C'est celle qu'avaient mise en avant, chacun à leur manière, les Filion, Ryan et Bissonnette. À notre tour de nous l'approprier, de la renouveler et de l'adapter à la réalité de notre époque.
Au fil des ans, Le Devoir a élargi le champ de ses préoccupations qui, longtemps, ont été pour l'essentiel politiques, sociales et spirituelles. Il a réussi au cours de la dernière décennie son rendez-vous avec la culture. D'autres rendez-vous l'attendent. Il faudra s'ouvrir davantage à l'économie et à la socio-économie, à la science et à l'éducation, aux affaires juridiques et judiciaires, à l'information internationale aussi. Ce sont tous des secteurs porteurs d'enjeux qui modèleront profondément l'avenir de notre société et auxquels il faut s'intéresser plus attentivement. Le Devoir doit être un journal qui permette aux lecteurs de mieux connaître et de mieux comprendre le monde dans lequel nous vivons. Un journal qui leur permette d'être présents à un monde en profonde mutation.
-Texte publié le 22 mars 1999.