Niveau de vie - Le bien-être et la richesse
Depuis longtemps déjà, des économistes remettent en cause l'utilisation d'un indicateur aussi bêtement comptable que le produit intérieur brut (PIB) pour mesurer le niveau de développement des peuples. Une récente étude effectuée par deux professeurs de l'Université Stanford ajoute de l'eau au moulin des défenseurs d'une approche qui intégrerait d'autres facteurs aussi représentatifs de la qualité de vie des habitants d'un pays. Voyage au merveilleux monde des chiffres...
Le PIB d'un pays comptabilise la production de biens et de services effectuée au cours d'une période donnée. Or, si cet indicateur a le mérite de fournir un portrait global de l'activité économique (excluant le commerce au noir et le travail non rémunéré), il a le défaut de masquer le degré de développement social des gens qui vivent dans ce pays. Pire, en additionnant autant les dépenses négatives (accidents, tabac et soins reliés, pollution, etc.) que positives, il fournit une vision tronquée du progrès.En règle générale, il est vrai que les pays dont le PIB est élevé sont aussi ceux où la qualité de vie est la meilleure sous plusieurs aspects. Mais là s'arrête l'observation puisque, dans certaines régions du globe, l'écart entre la richesse produite et la qualité de vie des gens est très important. C'est le cas de pays immensément riches en ressources, mais où l'espérance de vie et la répartition de la richesse sont bien inférieures à ce qu'on observe ailleurs.
Cette évidence a déjà conduit l'ONU à utiliser un «Indice de développement humain» qui intègre l'espérance de vie, le niveau d'alphabétisation et d'instruction, en plus des données du PIB. À ce classement, c'est la Norvège qui occupe le premier rang, le Canada est quatrième, la France huitième et les États-Unis douzièmes parmi les 187 pays membres. Intéressante, cette approche dont les résultats sont largement diffusés tous les ans comporte pourtant un défaut majeur qui est de ne pas tenir compte des inégalités.
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C'est ici qu'entre en scène une étude récente effectuée par deux économistes de Stanford, Charles Jones et Peter Klenow, dont les résultats viennent d'être publiés par le National Bureau of Economic Research des États-Unis. Son originalité tient à la construction d'un modèle qui intègre des indicateurs classiques (PIB, espérance de vie, consommation, emploi) et moins classiques, comme l'inégalité des revenus et la répartition entre le temps travaillé et les loisirs. La méthode est encore loin d'être parfaite, reconnaissent-ils eux-mêmes, mais elle a le mérite de corriger certains préjugés tenaces.
Ainsi, selon cette approche dite du «bien-être» (welfare) des nations, un pays comme la France dont le PIB par habitant est d'à peine 70 % de celui des États-Unis s'en rapproche sérieusement (97,4 %) une fois pris en compte le temps de loisirs, l'espérance de vie et les inégalités. Il en est de même pour la plupart des pays d'Europe de l'Ouest.
En revanche, des pays comme la Malaisie, l'Iran, Singapour et le Venezuela, pour n'en nommer que quelques-uns, obtiennent un résultat très décevant au tableau du bien-être collectif malgré un PIB enviable, surtout à cause des fortes inégalités et d'une espérance de vie réduite. D'ailleurs, à l'indice de bien-être, la vaste majorité des pays en développement ressortent beaucoup plus pauvres que leur PIB ne le laissait présager.
Et nous? À ce palmarès nouveau genre, le Canada profite du même phénomène que les pays européens grâce à une espérance de vie supérieure et à des inégalités moins prononcées qu'aux États-Unis. Mais compte tenu du nombre d'heures travaillées presque équivalent, il glisse de la septième place occupée pour son PIB par habitant à la douzième au classement du «bien-être» collectif.
En matière de développement, l'histoire nous enseigne qu'il est inutile de chercher lequel, de l'oeuf ou de la poule — de la production de richesse ou de sa redistribution —, est venu en premier: l'un et l'autre doivent évoluer de pair pour obtenir un résultat optimal.
Chaque pays ayant son histoire, ses lois et sa culture, on aurait tort de conclure des résultats obtenus par les économistes de Stanford qu'il suffirait aux Américains de travailler moins, par exemple, pour profiter automatiquement d'un niveau de bien-être supérieur. En revanche, méfions-nous des chantres de la «création de richesse» à tout crin qui se plaisent à dénigrer l'exemple européen sous prétexte qu'il produit moins de richesses que les modèles asiatique ou américain.
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j-rsansfacon@ledevoir.ca