Gangs de rue - Le grand décalage

Tout le monde serait recalé s'il avait à décrire un membre d'un gang de rue. Le consensus n'existe ni entre chercheurs, ni entre corps policiers, ni entre intervenants, ni même entre jeunes!, nous précisait hier un spécialiste de ces questions.

De plus, la frontière est si ténue entre gangs de rue et petite délinquance qu'on arrive facilement à des signalements erronés, comme l'avait déjà expliqué au Devoir l'intervenante Chantal Fredette. Sans compter le phénomène des fausses allégeances: «Beaucoup d'enfants vont porter le costume, les couleurs, pas par désir de s'afficher ou de s'identifier à un gang, mais pour avoir la paix», disait Mme Fredette à l'époque. Le membre d'un gang ne se reconnaît pas à l'oeil nu.

Il faut néanmoins des repères pour ceux qui, au jour le jour et à la faveur de programmes mis en place à coup de millions de dollars, ont pour tâche de lutter contre cette criminalité.

D'où l'étonnement quand la policière Stéphanie Pilotte a indiqué mardi, à l'enquête du coroner sur la mort de Fredy Villanueva, qu'elle était incapable d'identifier un membre de gang de rue et n'avait jamais discuté de cette partie de son travail. La jeune femme était pourtant appelée à patrouiller à Montréal-Nord, l'un des quartiers ciblés dans la lutte contre les gangs de rue — elle-même élevée au rang de priorité par le Service de police de Montréal.

Mais la candide déclaration de Mme Pilotte ne fait qu'illustrer l'habituel décalage entre les mots des beaux programmes et le terrain. Les nombreux reportages qui, ces dernières années, ont traité de la lutte contre les gangs de rue nous l'ont d'ailleurs démontré: c'est le système essai-erreur qui dans la vraie vie est à l'honneur.

L'outil privilégié des policiers, c'est la chasse à l'incivilité: traîner dans le métro, cracher, s'asseoir sur une clôture, ou jouer aux dés, comme le faisaient les jeunes qui entouraient Fredy Villanueva, le soir où celui-ci a été tué. L'incivilité permet le contrôle de l'identité, qui en retour permet aux policiers de gonfler leur carnet de notes et d'identifier des suspects, parfois à raison, souvent à tort.

Bref, pour arriver à attraper les gros poissons, on lance quasi à l'aveuglette un filet qui ratisse trop large, et sans former adéquatement les patrouilleurs appelés à intervenir. Ceux-ci ont pour mission de contrer coûte que coûte le crime, pas de comprendre un système ni de mesurer leur intervention pour qu'elle soit efficace. Les dérapages sont dès lors inévitables.

Dany Villanueva, le frère de Fredy, avait un dossier criminel et appartenait à un gang de rue: jouer aux dés lui devenait du coup interdit aux yeux des policiers. Il y a donc eu intervention policière, ce soir-là injustifiée, puis réaction du jeune Dany qu'hier le policier Jean-Loup Lapointe, celui qui a tiré, a qualifiée de «démesurée». Il s'en est suivi une altercation, deux blessés, la mort d'un adolescent. Cela fut encore plus démesuré. Et inefficace.

L'affrontement actuel entre la Commission des droits de la personne et la police de Montréal sur la question du profilage racial et social nous fait voir par ailleurs que des mois après l'affaire Villanueva, il y a des méthodes d'intervention qui ne sont toujours pas remises en question. C'est bien là le plus inquiétant.

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jboileau@ledevoir.com

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