Le croissant iranien
Dans les heures qui ont suivi les essais de missile à longue portée en Iran, les gouvernements américain et israélien ont tapé du poing sur la table. Quand on sait que le fou de Dieu qui préside l'Iran souhaite éradiquer Israël, le sursaut verbal suscité par cet exercice militaire est logique, fondé, normal. Beaucoup plus discrètes, feutrées, ont été les réactions de l'Arabie saoudite et de l'Égypte. Pourtant...
Le grand gagnant de la guerre en Irak est son voisin immédiat: l'Iran. En renversant Saddam Hussein, la coalition dirigée par les États-Unis a fait le ménage dont rêvait le royaume chiite, qui plus est, sans avoir dépensé un sou. Orchestré par un gouvernement Bush noyauté par des néoconservateurs dont la crédulité géopolitique dépasse l'entendement, cet épisode a constitué pour les Iraniens la divine surprise, sans que Dieu s'en soit mêlé. Hussein, faut-il le rappeler, était un sunnite ayant pratiqué la discrimination contre la majorité chiite tout au long de son règne.Aujourd'hui, l'Irak est dirigé par un ovni politique: son gouvernement rassemble des pro-américains et des pro-iraniens. Les premiers, surtout des Kurdes, sont reconnaissants aux Américains de les avoir débarrassés d'un homme réputé sanguinaire à leur endroit. Les seconds, tous des anciens opposants à Hussein, n'ont pas oublié que les Iraniens leur avaient accordé le droit d'asile en plus de leur verser une aide financière, évidemment intéressée, durant leur long exil à Téhéran.
À la faveur de l'écroulement du régime baasiste, les chiites se sont donc retrouvés maîtres des lieux saints pour la première fois depuis 500 ans. On mesure mal combien ce fait, et juste celui-ci, symbolise la fin de l'humiliation pour tous ceux qui croient au retour de l'imam occulté. Cet aspect mis à part, les chiites ont vite déterminé qu'entre l'Irak, l'Iran, Bahreïn et la province orientale de l'Arabie saoudite, où ils sont majoritaires et où sont concentrées les plus importantes réserves de pétrole et de gaz, ils ont vite déterminé, donc, qu'ils pouvaient être les maîtres incontestés de la production et de la distribution de l'or noir. D'où d'ailleurs cette expression forgée par des experts en géopolitique: le Pétrolistan.
Sur un plan maintenant strictement militaire, le renversement d'Hussein a eu ceci de magique pour les chiites qu'il leur a ouvert, pour ainsi dire, un boulevard. Lorsque le dictateur irakien était en poste, son armée était considérée comme un rempart anti-iranien par les monarchies du golfe Persique, par l'Égypte et la Jordanie. Depuis la dissolution des forces irakiennes, ce sont les navires américains qui flottent dans ces environs. Ce n'est pas tout.
Par Hamas et Hezbollah interposés, les Iraniens ont étendu leur influence jusqu'au littoral de la Méditerranée. Ils ont profité de l'embourbement du contingent américain, qui a duré quatre bonnes années — du printemps 2003 au printemps 2007 —, pour se doter d'une profondeur stratégique qui passe par la Syrie, dirigée par leurs cousins alaouites, le Liban et Gaza. Bref, pour reprendre l'observation des leaders égyptien et jordanien, Téhéran a construit un «croissant chiite» allant de l'Iran à Beyrouth.
Pour contrer ou à tout le moins freiner cette expansion iranienne, le gouvernement Bush a tout d'abord modifié la stratégie militaire employée en Irak en augmentant sensiblement le nombre des soldats en janvier 2008. Cette modification s'est soldée par une baisse prononcée des actes de violence et a permis de reprendre du terrain aux dépens des milices pro-iraniennes. Ensuite, Washington a décidé d'allouer une aide militaire supplémentaire de 20 milliards à l'Arabie saoudite et à l'Égypte. Deux nations où les chiites sont considérés comme des apostats.
Le problème, pour les Américains s'entend, est que les pays sunnites ne sont pas sur la même longueur d'onde. L'Arabie saoudite et Bahreïn redoutent que les Iraniens ne se mêlent davantage de leurs affaires intérieures en aidant les minorités chiites qui y vivent. Alors que l'Égypte et la Jordanie craignent pour leur réputation dans cette région du monde.
Évidemment, les Iraniens sont bien conscients de ces divergences, de ces facteurs qui divisent les uns, de ces variables qui contribuent à leur essor politique, du Proche-Orient à l'Asie centrale. En faisant l'essai d'un missile à longue portée, Téhéran signale à tous les acteurs politiques concernés qu'ils ont le choix entre une lutte sans merci, à moyen terme, et la discussion. Sur quoi? Leur statut de puissance régionale depuis que les États-Unis ont renversé Hussein.